par fernando » 14 Mars 2015, 20:44
C'est bô l'europe des travailleurs détachés. Il faut vraiment être un dangereux extrémiste qui veut la 3ème guerre mondiale pour critiquer cette construction européenne qui fonctionne si bien.
Travail illégal: Bouygues voit sa défense taillée en pièces
14 mars 2015 | Par Pascale Pascariello
Quatre jours de procès à Cherbourg ont permis d'établir dans le détail la responsabilité directe du groupe de BTP dans l'emploi illégal de près de 500 travailleurs polonais et roumains sur le chantier de l'EPR de Flamanville. Un système sophistiqué de fraude a été démonté. La peine requise se limite à une amende de 150 000 euros quand les pertes pour l’Urssaf et les impôts s’élèvent à plus de 22 millions d’euros.
Cherbourg, de notre envoyée spéciale.- Le procès du groupe Bouygues, qui s'est achevé vendredi 13 mars devant le tribunal correctionnel de Cherbourg, a été à l'image de la complexité du sujet qu’il traite, le détachement des travailleurs en Europe. Le groupe de BTP est poursuivi pour avoir eu recours à près de 500 ouvriers, polonais et roumains, sur le chantier de l’EPR à Flamanville, en dehors de toute légalité entre 2008 et 2012 (lire notre précédent article ici).
L'audience a montré combien cette question des travailleurs détachés est un sujet mal encadré par une législation européenne complexe qui profite aux multinationales conscientes de la difficulté qu’ont les États d’en contrôler l’application. Ainsi, les discussions entre avocats de la défense et le procureur de la République sont à la fois techniques et désordonnées. Technique, au point d’en oublier les salariés étrangers, principales victimes de ce système. Désordonnées du fait de la multiplicité des montages juridiques visant à contourner le droit du travail mis en place par Bouygues pour diluer sa responsabilité.
Le site de l'EPR de FlamanvilleLe site de l'EPR de Flamanville
Bouygues, en charge du ferraillage et du bétonnage sur l’EPR, a organisé le chantier en créant un groupement de trois sociétés : Bouygues, sa filiale Quille et Welbond, PME nantaise d’environ 65 salariés. Dans ce montage juridique, étonnamment le responsable est Welbond. Dans les faits, c’est bien Bouygues qui dirige.
Les ouvriers roumains sont embauchés par Elco et les polonais sont recrutés par Atlanco, boîte d’intérim au siège irlandais qui passe par des bureaux fictifs à Chypre. Cette nouvelle forme de commerce triangulaire vise à profiter des meilleurs taux d’imposition européens. Comme le notent les enquêteurs, les paiements des prestations d’Atlanco par Bouygues passent par Chypre mais sont encaissés dans une banque irlandaise à Northampton. Rappelons également que l’un des responsables d’Atlanco en France n’est autre qu’un ancien cadre Bouygues…
Le tribunal pointe le fait que les ouvriers polonais, recrutés par Atlanco, travaillent sans couverture sociale. Un délit ? Non ! Pour les avocats de Bouygues ce n’est qu’« une péripétie administrative ». Une « péripétie administrative » ? D’autres parleraient de fraude organisée. Pour l’Urssaf et les impôts : plus de 22 millions d’euros de pertes entre 2009 et 2012. Pour les ouvriers détachés : pas de couverture sociale, pas de congés payés, un dumping social devenu une règle européenne pour ces métiers. Mais, pour Bouygues, une main-d’œuvre flexible à bas coûts.
Comment cela se traduit-il sur le chantier de l’EPR ? Les auditions des prévenus sont consternantes et derrière les silences et hésitations, se dessine peu à peu l’organisation d’un système bien pensé.
1.- La défense de Bouygues s’effondre
Le tribunal rappelle l’historique. En 2009, un contrôle de l’Urssaf et de l’ASN (l’Autorité de sûreté nucléaire) montre que des travailleurs roumains employés par Elco n’ont pas de certificat de détachement (formulaires E101 et E102, sésames pour tout travailleur détaché et prouvant sa couverture sociale) ou que ces documents sont périmés. Bouygues, via son directeur de chantier, Michel Bonnet, s’engage à mettre en place un tableau d’alerte pour le suivi des travailleurs détachés.
En 2010, une trentaine d’ouvriers roumains n’ont pas d’autorisation de travail et doivent quitter le chantier. En 2011, l’Autorité de sûreté nucléaire découvre en contrôlant la situation de 144 travailleurs polonais, que pour 74 d’entre eux, les justificatifs de couverture sociale sont périmés, et que pour les 70 autres, ils n’existent pas !
Comment, après ces alertes de 2009 et 2010, une telle situation de travail illégal, pour au total 500 ouvriers, peut-elle prospérer sur le chantier en 2011 ? « C’est pas moi, c’est les autres… », la chansonnette de Bouygues n’a pas résisté à l’examen du dossier par Nicolas Houx, président du tribunal. Après avoir pris pour cible EDF, maître d’ouvrage, puis les sous-traitants, dont Elco, Welbond, Bouygues est sur la sellette. Le président du tribunal rappelle au géant du BTP qu’il a une obligation de vigilance. Mais, selon Bouygues, il s’agit d’un problème de « communication », les « alertes ne sont pas remontées à la hiérarchie ». Et les avocats du groupe préféreront souligner les méfaits de la presse et les conséquences pour son image dans l’opinion publique d’un tel procès…
Mais les faits ne vont pas redorer l’image de la multinationale. En juin 2011, les inspecteurs du travail enjoignent EDF et Bouygues de régulariser la situation de ces salariés. Conscient des peines encourues et du fait que leur fraude était démasquée, Bouygues décide, sur les conseils de son service juridique, de renvoyer les Polonais dans leur pays. Avertis le vendredi 24 juin à 20 heures, les Polonais ont embarqué dans des bus le dimanche 26 juin. L’avocat de la CGT, Flavien Jocquera, parle des « bus de la honte ».
Que sont-ils devenus ? C’est bien cela le détachement des travailleurs en Europe. On ne considère plus l’homme mais la force de travail, les heures de ferraillage qu’il représente. Devenus gênants, ils sont « éliminés » pour reprendre l’expression de l’un d’entre eux que nous avons pu joindre à Cracovie.
Fraude massive
Mais comme le fait remarquer Jean Fresneda, inspecteur du travail, la décision de Bouygues d’expulser les ouvriers polonais ne l’absout pas. Elle prive surtout ces salariés de la possibilité de faire valoir leurs droits ou de témoigner. C’est l’aveu par Bouygues que la situation était si frauduleuse qu’elle ne pouvait être régularisée.
Philippe Amequin, n°3 de Bouygues TP, préfère expliquer : « Les certificats [prouvant l’existence d’une couverture sociale pour les salariés], certains n’étaient pas dans le classeur. » Une telle légèreté serait risible s’il n’était pas question de lourds préjudices touchant des centaines d’ouvriers et plus de 22 millions d’euros de pertes de cotisations pour l’État. Mais tant qu’il n’y a pas de contrôle, Bouygues ne s’inquiète pas.
2.- Les fusibles de Bouygues fondent
Au départ, Bouygues tente de rejeter la faute sur Welbond et son PDG, Ghassan Mohamad, petit poucet au regard du géant. Entouré sans cesse des avocats et cadres Bouygues entre les audiences, il sait qu’en désavouant le géant du BTP, il peut perdre des marchés sans lesquels sa société ne peut exister. Dans un premier temps, il résiste donc, voire rejette la faute sur ses propres salariés. Mais Ghassan Mohamad finit par reconnaître que c’est Bouygues qui prend les décisions pour l’ensemble des entreprises du groupement. Les avocats de Bouygues se crispent. Ghassan Mohamad baisse la tête. Il explique également que la situation était connue de tous et qu’elle n’était pas nouvelle.
Vient ensuite un grand moment de solitude pour les six avocats du géant du BTP : l’audition de Michel Bonnet, chef du chantier pour Bouygues à l’époque des faits. Michel Bonnet est donc responsable des conditions de travail, et il décrit l’EPR comme difficile. Sa priorité était l’accélération des travaux et la recherche de main-d’œuvre. Naturellement, il explique : « Vous savez sur le chantier de l’EPR, on a autre chose à faire que vérifier la situation des ouvriers. » Le président reste perplexe, les avocats de Bouygues dépités. Réalisant son aveu, le cadre Bouygues se tourne vers ses comparses, cherchant un soutien. En vain.
Après quelques balbutiements, Michel Bonnet conclut sur cette question de travail dissimulé : « J’étais dans le brouillard, dans le brouillard total ! »
La défense de Bouygues s’écroule définitivement lorsque Nicolas Houx interpelle les patrons de Bouygues et Welbond (Philippe Amequin, Jean-Michel Mendret et Ghassan Mohamad), tous trois à la barre : « Pourquoi avez-vous accepté de faire travailler sur le chantier de l’EPR des ouvriers sans contrat de mission » ? Long silence… Les ténors du barreau parisien n’ont plus de voix.
3.- De grands témoins absents
Certains acteurs clés de cette affaire n’ont pourtant pas été appelés à témoigner par le procureur. Nous en parlions dans notre précédent article. Jack Paget était contrôleur de sécurité pour Bouygues sur le chantier de novembre 2009 à août 2010. En janvier 2010, Nicolas Applincourt, un responsable de l’entreprise Bouygues et ancien chef opérateur de son montage juridique, lui interdit de vérifier la situation des ouvriers polonais. Mediapart a pu se procurer le mail qu’il a envoyé à Fabrice Leoni (directeur sécurité de Bouygues France-Europe) le 12 janvier 2010. Mediapart publie ci-dessous ce document qui n’a pas été versé aux pièces de l’enquête. Un étonnant oubli d’un élément prouvant la responsabilité de Bouygues dans la fraude…
Autre absente, Patricia Schub, chargée pour Welbond du suivi administratif des salariés… Elle aurait pourtant pu s’expliquer sur le message qu’elle a adressé à Thomas Davis, responsable RH du chantier pour Bouygues. Elle lui demande alors un entretien en urgence, inquiète de la situation et des risques encourus en cas de contrôle, avertissant le cadre Bouygues que les autorités françaises surveillaient le chantier. Souvent citée lors des audiences, elle n’a pourtant pas été appelée à témoigner.
Les plus grands absents restent les ouvriers. Et pour cause. Bouygues a pris soin de les renvoyer en Pologne. Jean Fresneda, l’inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire, rappelle leurs conditions de logement et leur peur de témoigner. On apprend, par exemple, que les pièces d’identité des travailleurs roumains étaient conservées par un des encadrants, dans une boîte à chaussures, et qu’une fois par mois, les ouvriers roumains faisaient la queue devant un bungalow du camping pour être payés en liquide.
A la tonne de ferraille
Le président Nicolas Houx essaie de comprendre les raisons de ce recours aux travailleurs détachés par Bouygues. Joseph Harnois, premier directeur du chantier pour Bouygues entre octobre 2006 et 2009, explique qu’il faut calculer le besoin de main-d’œuvre en fonction des tonnes de ferraille… Il lui semble normal aussi de pouvoir disposer des Roumains pour le nettoyage du chantier ou compléter au pied levé des équipes Bouygues. Les ouvriers étaient donc mis à la disposition de Bouygues mais payés par Elco. Pas chers, corvéables et sans connaissance de leur droit : une main-d’œuvre parfaite.
Pose du dôme de l'EPR de FlamanvillePose du dôme de l'EPR de Flamanville © Reuters
Pour Bouygues, tout cela semble normal. L'audience a aussi permis de montrer avec quel détachement des entreprises de cette taille gèrent leur fraude.
4.- Faibles peines demandées pour Bouygues
La dernière journée de procès a débuté par la plaidoirie des parties civiles. Flavien Jocquera, avocat de la CGT, rappelle que le syndicat a très tôt lancé l’alerte. Dès 2007, la CGT s’inquiète du recours à une sous-traitance au « meilleur qualité-prix ». Début 2011, Jack Tord, délégué CGT sur l’EPR, aide les ouvriers polonais à faire grève pour demander des explications sur leur paie.
Ses arguments seront, en partie, repris par Éric Bouillard, procureur de la République. Celui-ci, dans un réquisitoire cinglant pour le géant du BTP, rappelle que la juridiction de Cherbourg est la première à traiter du détachement transnational à cette échelle-là. Il remercie le courage de certains dans cette enquête, notamment Jean Fresneda, inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire, ayant dû faire face à diverses pressions. Il conclut que Bouygues est pleinement responsable du système mis en place. Les entreprises ont abusé de la méconnaissance par ces salariés de leurs droits.
À propos de Michel Bonnet, ancien directeur du chantier pour Bouygues, le procureur explique : « Il tousse et tous les sous-traitants arrivent pour savoir s'il faut essuyer son nez. » Après un tel discours, on s’attendait à ce que des peines exemplaires soient requises. Il n’en a rien été. L’amende requise pour Bouygues est de 150 000 euros, en deçà du maximum légal de 225 000 euros, qui reste de toute de façon une amende de pacotille pour le géant du BTP.
Le procureur dit ne pas souhaiter condamner lourdement les sous-traitants et retient la responsabilité principale de Bouygues qui a recours à Atlanco avec comme seul objectif de « contourner le paiement des cotisations sociales en France (…) au mépris des droits des travailleurs ». Pourtant, il requiert une peine supérieure pour Atlanco (225 000 euros) et une interdiction d’exercer sur le territoire français.
« Les amendes sont bien inférieures au bénéfice réel dans cette affaire », précise le procureur. Autre constat affligeant : l’absence parmi les parties civiles de l’Urssaf et des impôts qui ont pourtant perdu plus de 22 millions d’euros. Ils pourront en fonction du jugement demander un recouvrement.
Quant aux peines complémentaires, le procureur a tenu à préciser du bout des lèvres et sans aucune explication qu’il ne demandait pas une exclusion du groupe, même temporaire, des marchés publics. Au vu de l’ampleur de la fraude et de la mise en cause de la responsabilité du groupe, cette exclusion serait la seule peine de nature à rappeler à l’ordre Bouygues et l’ensemble des multinationales du BTP.
Comme le regrette, Flavien Jocquera, avocat de la CGT, « ces fraudes au détachement et le dumping social engendrent des pertes d’emplois importantes en France. Sans oublier les salariés de ces grands groupes, une alternative aurait été a minima de prononcer une exclusion des marchés publics pour quelques mois ou avec sursis, en donnant ainsi une avertissement solennel ». Le jugement a été mis en délibéré et nous saurons dans quelques mois si le tribunal prononcera des peines supérieures à celles requises, ou si les majors du BTP pourront continuer à ne craindre que des sanctions indolores.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."