par fernando » 04 Oct 2013, 10:47
Dans le box, les Roms cambrioleurs et la loi de la mafia
LE MONDE | 03.10.2013 à 11h18 • Mis à jour le 04.10.2013 à 10h01 | Par Benoît Hopquin
C'est une farce avec la peur pour ressort, la peur suintant des fronts, égarant l'esprit, hachant le propos jusqu'à l'incohérence. Elle se joue depuis ce lundi 30 septembre et pour deux semaines devant le tribunal de Nancy. Vingt-sept Roms, pour la plupart d'origine croate, sont jugés pour une longue série de cambriolages en 2011, en France et en Allemagne. Ils sont accusés "d'association de malfaiteurs", de "vols et tentatives commis en bande organisée", mais surtout de "traite des êtres humains aggravée commise en bande organisée".
Ils sont là, dans la petite salle où il n'y a qu'eux et les gens de loi. Les treize hommes et femmes détenus sont serrés dans le box, épaule contre épaule. Les autres, qui comparaissent libres, sont également regroupés en un seul bloc. Leur souffle dans le dos de celui qui passe à la barre. Une injonction en langue rom est lancée quand il semble flancher. Le service d'ordre intervient, mais trop tard. L'autre baisse la tête, s'affole un peu plus.
La présidente Catherine Hologne se donne parfois le sentiment de mener une tragi-comédie. Elle met sous les yeux des éléments à charge, principalement des écoutes téléphoniques. Elle décrypte les codes des conversations. L'expression "marcher" ou "marcher dans le village", par exemple, revient à longueur de temps. Elle signifie d'évidence "aller voler", mais personne ne l'admet.
LES MENSONGES SONT PLUS GROS LES UNS QUE LES AUTRES
Entre comparses, le butin, ce qui a été "mangé", est comptabilisé en "feuilles" (100 euros en coupures), en "graines" (bijoux) ou en "gramme" (pesée des métaux précieux). Là encore, les explications sont abracadabrantes. Les feuilles sont tour à tour du pain, un élément de la composition du chou farci ou, plus prosaïquement, ce qui tombe des arbres. Il y a aussi les prévenus qui affirment avoir été ivres ou drogués quand ils parlaient au téléphone. Ceux qui assurent que les gendarmes ont inventé, enfilent les "peut-être" et les "je ne me souviens pas". Ceux qui prétendent que la montre Baume et Mercier, le sac à main de marque ou les dizaines de bijoux trouvés lors des perquisitions sont des cadeaux, offerts, achetés, échangés, on ne sait plus.
Les mensonges sont plus gros les uns que les autres. "De mieux en mieux", murmure la présidente. Ce serait risible sans l'inquiétude de ceux qui parlent, sans les regards obliques vers les autres, sans les mains agitées de mouvements nerveux. Même les questions complices des avocats de la défense débouchent sur des réponses affolées. "Avez-vous fait l'objet de pression ? Je vous sens embarrassé", demande, faussement naïf, le procureur Gregory Weil. Michael Wacquez, un des défenseurs, évoquera un "contexte particulier", pour décrire la trouille palpable dans la salle d'audience.
"C'est la loi du silence, la crainte de devenir un paria", résumera-t-il après l'audience. Les menaces surprises dans les conversations, les serments d'"arracher le cœur", les sévices décrits dans les procès-verbaux ne donnent que plus de consistance à cette peur prégnante. Et n'en rendent que plus stoïques les membres du clan qui, selon les procès-verbaux, se sont révoltés contre ceux qui prétendaient les obliger à voler.
PETITES MAINS INDÉLICATES
La coercition et l'esprit de clan : saisis en 2011, les gendarmes ont dû surmonter ces deux obstacles, classiques de toute organisation criminelle, pour démêler l'écheveau d'une structure très complexe. Elle était divisée en trois clans ayant chacun leur hiérarchie et chapeautés par une femme de 66 ans qui fera l'objet d'un procès distinct. Les "familles" envoyaient sous la contrainte des mineurs, ou des jeunes gens pouvant passer pour tels, un peu partout en Europe commettre des cambriolages. Leurs passeports étaient confisqués.
Selon le responsable de l'enquête, l'adjudant-chef Gilles Weintz, ces petites mains indélicates étaient achetées ou prêtées d'un clan à l'autre, pour plus de 100 000 euros. Des mariages, parfois de jeunes filles de 13 ans, étaient également arrangés. La valeur de cette piétaille dépendait de son habileté à voler. Si un investissement ne s'avérait pas rentable, l'acheteur demandait remboursement partiel ou total à la famille. Le litige était parfois arbitré par un "tribunal". La jeune mariée pouvait être répudiée si elle ne rapportait pas assez.
Le montant du préjudice est difficile à établir mais se chiffrerait en millions d'euros. Il était réparti très inégalement entre les différents échelons. Deux receleurs, également dans le box, s'empressaient de revendre ou de déposer dans les monts de piété d'Europe. Une commission rogatoire à Slavonski Brod, la base arrière croate, a mis à jour l'important train de vie du haut de la pyramide, avec des comptes en banque bien garnis, de belles voitures et de vastes maisons toutes de marbre.
"ASSIMILÉS À DES BÊTES DE FOIRE"
L'enquête a été compliquée par le fait que la plupart des prévenus multiplient les identités. Ils profitent d'une caractéristique de la législation croate qui permet de changer de nom tous les cinq ans ou après un mariage, et la présidente a eu bien du mal à s'orienter dans ce maquis. Avant d'être organisateur ou bénéficiaire, ils ont eux-mêmes été, en Italie, en Espagne ou ailleurs, des petits voleurs corvéables à merci.
Quant aux matrones, elles ont elles-mêmes été mariées de force et obligées de voler. "Avez-vous avec votre fille la même relation que votre père a eue avec vous", a demandé Me Mathieu Dulucq à son client, un homme dont la fille volait et qui était lui-même cambrioleur en Italie dans les années 1980.
Cette reproduction culturelle est une des lignes de défense des avocats, qui redoutent le contexte politique actuel. "Il ne faut pas stigmatiser ces gens qui sont souvent assimilés à des bêtes de foire, explique Me Wacquez. Il faut éviter l'ethnocentrisme et comprendre le contexte sociologique dans lequel ils vivent. On juge des faits mais aussi des hommes."
énorme la dernière phrase
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."