par fernando » 12 Juil 2015, 20:45
L'Allemagne, le nouveau problème de l'Europe
12 juillet 2015 | Par François Bonnet
L'intransigeance dogmatique et la brutalité inédite de l'Allemagne envers le gouvernement grec marquent une rupture historique dans le projet européen.
Le grand naufrage européen lié à la crise grecque a produit une révélation. Et cette révélation est largement due au premier ministre grec Alexis Tsipras comme à son ancien ministre des finances Yanis Varoufakis. En remettant, l'un et l'autre, des enjeux clairement politiques au cœur de la technocratie bruxelloise, en jouant la transparence et en brisant les scandaleux huis clos des réunions de l'Eurogroupe, les responsables grecs ont fait surgir au grand jour un inquiétant et nouveau problème : le cas allemand.
L'intransigeance obstinée de l'Allemagne tout au long de cette crise, son entêtement dogmatique à bouter hors de l'euro la Grèce sont désormais compréhensibles par tous. Là où quelques observateurs, experts et politiques en étaient persuadés de longue date, ce sont désormais toutes les opinions publiques européennes qui ont sous les yeux cette nouvelle Allemagne. C'est une donnée politique radicalement neuve. Fort de son statut de première puissance économique de la zone euro, l'Allemagne revendique désormais d'en fixer les règles du jeu et d'imposer, comme l'écrit Varoufakis, « son modèle d'Eurozone disciplinaire » (lire ici le texte de l'ancien ministre grec).
À ce titre, la crise grecque, devenue crise européenne, constitue bel et bien un moment charnière dans l'histoire européenne, d'une puissance d'impact équivalente à la chute du Mur ou à la réunification allemande. Une Allemagne nouvelle se révèle, prête à passer par-dessus bord la sacro-sainte entente franco-allemande (d'où les tensions très fortes de ces derniers jours), prompte à mettre en scène ses soutiens en Europe centrale (Pays baltes, Slovaquie, Pologne) et en Europe du Nord (Pays-Bas, Finlande) pour s'imposer à tous.
Cette soudaine affirmation de puissance est du jamais vu depuis le début de la construction européenne. Et ce moment de rupture a bel et bien été souligné par plusieurs chefs d'État ou de gouvernement. L'Italien Mattéo Renzi l'a expliqué au journal Il Messaggero : « Nous devons parvenir à un accord, la Grèce doit rester dans la zone euro et je l'ai dit à l'Allemagne : trop c'est trop. Humilier ainsi un partenaire européen, alors que la Grèce a cédé sur presque tous les points, est impensable. »
Même avertissement, venu cette fois d'un allié traditionnel de Berlin : Jean Asselborn, ministre luxembourgeois des affaires étrangères, prévient dans le journal allemand Süddeutsche Zeitung qu'un Grexit « serait fatal pour la réputation de l'Allemagne en Europe et dans le monde » et provoquerait « un conflit profond avec la France ».
Le fait qu'Angela Merkel, in fine, ne manquera sans doute pas d'arrondir les angles en se rangeant à un possible accord qui organise l'humiliation de la Grèce, et chantera les louanges de la coordination avec la France, ne change rien à l'affaire. Depuis l'annonce du référendum grec, et sa tenue le 5 juillet, un pouvoir allemand brutal, doctrinaire et faisant fi de la fameuse « culture européenne du compromis » s'est révélé.
Il ne s'agit pas seulement du ministre des finances Wolfgang Schäuble, qui a demandé dès samedi un Grexit de cinq années. C'est l'ensemble de la classe politique allemande qui a surpris par sa brutale intransigeance. Car les sociaux-démocrates du SPD ont rivalisé de fermeté avec le pouvoir conservateur et la CDU-CSU. Dès l'annonce du référendum, le 29 juin, le président du SPD Sigmar Gabriel accuse Alexis Tsipras de vouloir briser la zone euro et prévient que le vote grec sera un vote pour ou contre l'euro. Le soir même du scrutin, il assure que Tsipras « a rompu tous les ponts avec l'Europe » et qu'une nouvelle aide est « difficilement envisageable ». Dans le même temps, c'est Martin Schulz, président socialiste du Parlement, qui avait été le chef de file des socialistes européens pour les élections européennes, qui plaide pour la mise en place « d'un gouvernement d'experts à Athènes » !
Rappelés à l'ordre par les socialistes européens, et en particulier les socialistes français (« Les peuples d’Europe ne comprennent pas la surenchère allemande », a fait savoir Jean-Christophe Cambadélis au SPD), les sociaux-démocrates louvoient depuis lors. Trop tard, le mal est fait et les tensions sont des plus fortes au sein du groupe socialiste au Parlement européen. A posteriori, que reste-t-il de cette campagne européenne des socialistes qui promettaient, forts de l'axe PS-SPD, une Europe tournant le dos aux politiques néolibérales organisant l'austérité ? Un champ de ruines.
Un projet « glaçant », selon Timothy Geithner
Car, derrière un habillage économiste et technicien (le respect des règles de la zone euro), c'est bien à une bataille de projets politiques que l'on assiste. Et la monnaie, en l'occurence l'euro, est bien la première de ces armes politiques. Au moment de la réunification allemande, tant Helmut Kohl que François Mitterrand en firent la démonstration. Kohl, en décidant, contre toute rationnalité économique, de la parité 1 pour 1 entre « ouest-mark » et « est-mark ». Mitterrand, en conditionnant, malgré réserves et inquiétudes, son acceptation de la réunification à un engagement irrévocable des Allemands à s'inscrire dans le processus de création de la monnaie unique (lire ici cette étude sur les relations Mitterrand-Kohl).
L'intransigeance aujourd'hui affichée par Berlin est en droite ligne avec le projet politique porté depuis des années par la droite conservatrice allemande. En résumé : une zone euro limitée donc plus cohérente, plus fortement intégrée et conduisant une seule et même politique économique, un néolibéralisme débridé s'appuyant sur une thérapie de choc austéritaire dans les pays de cette zone. Plus question donc de politiques alternatives dans un tel ensemble où s'appliquerait pleinement cette phrase de Jean-Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne : « Il ne peut y avoir un vote démocratique dans un pays qui s'inscrive contre les traités. »
Ce projet politique allemand, notre collaborateur Philippe Riès l'exposait déjà en 2010, au tout début de la crise grecque, quand se discutait le premier plan d'aide : « En poussant Athènes éventuellement hors de la zone euro, Berlin cherche la “crise salutaire” qui permettrait de remettre une Union économique et monétaire épurée sur les rails de la vertu budgétaire. La France est prévenue » (lire l'article Grèce : pourquoi l'Allemagne a décidé de faire un exemple).
Timothy Geithner, ancien secrétaire américain au Trésor sous Obama, explique une même stratégie allemande dans son dernier livre, Stress Test. Il y raconte une rencontre et une discussion informelle avec Wolfang Schäuble, dans la maison de vacances de ce dernier, en juillet 2012. Schäuble, écrit-il, lui explique les nombreuses vertus d'un plan organisant la sortie de la Grèce de la zone euro : d'abord, satisfaire l'électorat allemand, excédé de payer ; surtout, « terrifier » les autres pays membres de la zone euro pour les contraindre à une plus grande intégration et à un renforcement de la zone euro. Geithner dit avoir trouvé l'idée « glaçante », lui qui, tout comme l'administration Obama, jugeait parfaitement contreproductive et vouée à l'échec l'austérité de choc imposée à la Grèce (lire ici le compte-rendu de cette rencontre).
La Grèce et ses 1,5 % du PIB européen ne pouvant être considérés comme un véritable enjeu économique, c'est bien une vision politique que l'Allemagne veut faire accepter à ses partenaires à travers cette crise. C'est une vision dogmatique dangereuse tant elle fait fi de l'histoire d'abord, et des logiques de la construction européenne ensuite. L'histoire a été rappelée fort utilement par Alexis Tsipras aussitôt parvenu au pouvoir : la terreur nazie en Grèce, la question des réparations de guerre et de l'emprunt forcé fait par le Reich à la Grèce et jamais remboursé demeurent des plaies ouvertes en Grèce (lire ici l'article d'Amélie Poinssot et de Ludovic Lamant).
L'affirmation d'une superpuissance allemande en Europe, assise sur son économie mais aussi sur son emprise sur bon nombre de pays d'Europe centrale, est une source de divisions majeures et de dangers difficilement mesurables. D'autant que cette vision allemande fait l'impasse sur les principaux enjeux géostratégiques actuels. Jacques Delors, Pascal Lamy et Antonio Vitorinao l'ont rappelé dans une récente tribune (à lire ici) : « Il s’agit d’appréhender l’évolution de la Grèce dans une perspective géopolitique, comme un problème européen, et qui le demeurera. Ce n’est pas seulement avec des microscopes du Fonds monétaire international (FMI) qu’il faut regarder la Grèce, mais avec des jumelles onusiennes, c’est-à-dire comme un Etat appartenant à des Balkans dont l’instabilité n’a guère besoin d’être encouragée, en ces temps de guerre en Ukraine et en Syrie et de défi terroriste – sans oublier la crise migratoire. »
C'est aussi le rappel fait par l'administration américaine qui, depuis le début de la crise, encourage à trouver au plus vite un accord. C'est enfin l'histoire même de la construction européenne qui est en jeu, histoire qui a été forgée par de grands gestes politiques. La réconciliation franco-allemande De Gaulle-Adenauer ; la réunification allemande ; l'élargissement à l'Europe centrale après l'effondrement de l'URSS. Faut-il rappeler que sur de seules bases comptables ou technocratiques, jamais le Portugal ou la Grèce n'auraient intégré ce qui s'appelait alors la CEE ? Rappeler que la Roumanie et la Bulgarie ont intégré l'Union européenne sans satisfaire à tous les critères d'adhésion ?
C'est ce projet d'une Europe ouverte, multiple parce que pluraliste, solidaire mais non uniforme, laissant aux États membres de larges marges de manœuvre politiques sans lesquelles il n'y a pas de démocratie, que l'Allemagne se révèle aujourd'hui combattre farouchement avec l'exemple grec. C'est un événement aux conséquences incalculables. Il va, dans les années à venir, remodeler en profondeur le projet européen.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."