par fernando » 11 Mars 2017, 17:04
à propos de la "tea-partisation" de la droite
Le «peuple du Trocadéro» enterre quinze ans de cycle politique
Ce qui s’est joué autour du maintien de François Fillon dépasse la valse des défections, des retournements de vestes, des grandes déclarations et des bruits de couloir. Le rassemblement du Trocadéro, l’abandon d’Alain Juppé et les atermoiements des centristes, marquent la fin définitive de l’UMP (devenue LR) telle qu’elle avait été conçue en 2002, comme une fusion des « droites républicaines ».
D’une déclaration à une autre. De la conférence de presse de François Fillon, mercredi 1er mars, à celle d’Alain Juppé, lundi 6 mars. Il aura fallu cinq jours à la droite et au centre pour mettre un terme définitif à 15 ans de cycle politique. Le grand rassemblement des « droites républicaines », né sous le nom de l’UMP (Union pour un mouvement populaire) après le 21 avril 2002, n’est plus. Son agonie fut longue. Sa disparition, le fruit d’une lente évolution idéologique et de nombreuses batailles intestines. À moins de 50 jours de la présidentielle, nul ne sait par quoi il sera remplacé au lendemain du 7 mai.
Ce qui s’est joué la semaine dernière est bien plus qu’une tentative de « putsch » contre François Fillon, comme l’a craint une partie de ses soutiens. Bien plus aussi qu’une valse de défections, de retournements de vestes, de grandes déclarations et de bruits de couloir. C’est un bras de fer entre deux courants qui s’est conclu dimanche par le rassemblement du Trocadéro : celui qui opposait les « gardiens de la limite » aux « partisans de l’illimité », pour reprendre une formule que l’ancien conseiller sulfureux de Nicolas Sarkozy, Patrick Buisson, emploie dans son livre La Cause du peuple (Éd. Perrin).
Le retour des déserteurs, les calculs politiciens, le parrainage d’Alain Juppé, et l’accord électoral finalement scellé entre LR et l’UDI – qui a obtenu 96 circonscriptions pour les législatives –, ne changeront rien à la donne. « À mes yeux, la condition sine qua non du succès, c’est évidemment le rassemblement le plus large possible de la droite et du centre. Aujourd’hui, ce rassemblement est devenu plus difficile, a expliqué le maire de Bordeaux pour justifier son renoncement. Une partie du centre, que certains d’entre nous ont rudement stigmatisé, nous a quittés. Comme l’a montré la manifestation d’hier au Trocadéro, le noyau des sympathisants et militants LR s’est radicalisé. » Le mot est fort, mais il reflète bien les mutations de la base du parti de la rue de Vaugirard, depuis le débat sur l’identité nationale jusqu’aux cortèges de La Manif pour tous.
Cette même base qui, après avoir soutenu des années durant Nicolas Sarkozy, s’est retrouvée bien esseulée au lendemain de la défaite de 2012. Depuis lors, elle a enchaîné les déceptions : la guerre Copé-Fillon pour la présidence de l’UMP ; l’affaire Bygmalion ; le retour perdant de l’ex-chef de l’État… Au fil du temps et des élections voyant le Front national engranger toujours de meilleurs résultats, elle s’est durcie. Et après cinq années de quinquennat Hollande, elle entend bien prendre sa « revanche ». Qu’importe le candidat qui lui permettra de le faire, cette fois-ci, elle le promet, personne ne lui « volera » la victoire.
Dans son livre Rase campagne (Éd. Jean-Claude Lattès), Gilles Boyer, l’un des plus proches collaborateurs du maire de Bordeaux, écrivait déjà avoir réalisé « physiquement » que le noyau dur de son parti s’était « radicalisé » le 22 novembre 2014, lors d’un meeting de Nicolas Sarkozy en Gironde, durant lequel les noms de Juppé et Bayrou avaient été sifflés. De la même façon qu’a été huée, dimanche 5 mars, l’expression « socialo-centristes » prononcée par François Fillon. « Y a-t-il une majorité possible et laquelle ? Peut-on encore dire aujourd’hui que c’est la droite et le centre ? À bien des égards, ça me semble difficile », a déploré le fondateur de l’UDI Jean-Louis Borloo dans les colonnes du Monde, à la suite du rassemblement du Trocadéro.
L’UMP, telle qu’elle avait été pensée à sa fondation sous l’impulsion d’Alain Juppé et de Jacques Chirac, a souffert de plusieurs coups de boutoir depuis 2004 et l’arrivée de Nicolas Sarkozy à sa tête. En désaccord avec ce dernier, bon nombre de personnalités ont décidé de quitter le mouvement, à commencer par Nicolas Dupont-Aignan, parti en 2007 pour créer Debout la République (devenu entre-temps Debout la France), suivi en 2010 par Dominique de Villepin, fondateur de République solidaire. Mais la scission la plus notable fut celle de Borloo, qui en 2011 sortit du jeu son Parti radical valoisien, avant de fonder l’UDI un an plus tard.
François Bayrou, qui s’est toujours opposé à l’idée d’un parti unique de la droite et du centre, a quant à lui continué de mener sa barque sous les couleurs de la nouvelle UDF, rebaptisée MoDem en 2007. Alors que LR, l’UDI et le MoDem grossissaient les rangs des mêmes majorités au sein des collectivités locales, le maire de Pau s’est métamorphosé, au fil du temps, en un « épouvantail » pour le noyau dur de la droite sarkozyste, constamment chauffé à blanc par l’ancien chef de l’État. L’alliance qu’il a récemment conclue avec Emmanuel Macron a d’ailleurs conforté dans leurs certitudes tous ceux qui lui en voulaient déjà d’avoir appelé à voter François Hollande en 2012. Et qui n’ont pas supporté son rapprochement avec Alain Juppé le temps de la primaire.
Le réveil du monde catholique traditionaliste
Plus qu’une question d’hommes et de rancœurs, c’est bien celle de l’incompatibilité entre les « néolibéraux » et les « nationalistes » qui a conduit à la situation actuelle, estime Gilles Richard, auteur d’Histoire des droites en France (Éd. Perrin). « Nicolas Sarkozy, qui est un néolibéral, a utilisé le discours identitaire pour capter l’électorat du Front national, rappelle-t-il. C’est sur cette base qu’il a conquis l’UMP en 2004, avant d’accéder à l’Élysée en 2007. Mais cette stratégie a rapidement explosé, car on ne peut pas être à la fois néolibéral et nationaliste. La question nationale nécessite la fermeture des frontières, là où le néolibéralisme propose de les ouvrir encore plus grand. »
Pour l’historien, François Fillon se retrouve aujourd’hui dans la même impasse. « Il reprend la même stratégie que Sarkozy, en associant à un programme néolibéral (durée légale de la semaine de travail fixée à 48 heures, suppression de 500 000 postes dans la fonction publique…), un système de valeurs issu de la droite réactionnaire. Ça ne peut pas tenir, c’est antinomique. » Ce système de valeurs dont parle Gilles Richard a été remis au goût du jour par la légitimation du discours nationaliste. Durant son quinquennat, et pour éviter de s’étendre sur la crise économique et sociale, Nicolas Sarkozy a porté aux nues les questions liées à l’immigration, à l’islam et à la sécurité.
Le débat sur l’identité nationale proposé à l’automne 2009 a servi de défouloir à la droite. Le discours de Grenoble, le 30 juillet 2010, a achevé le travail, en ouvrant la voie à une extrême droitisation d’une partie de l’UMP et en divisant la majorité de l’époque. En reprenant à son compte les mots et les idées du FN, Nicolas Sarkozy s’est enfermé dans un « piège », comme le soulignait dès 2010 le politologue Pierre Martin. Sous pression constante de la base conquise en 2007, l’ex-chef de l’État a sombré dans la surenchère pour conserver l’électorat hostile à l’immigration.
Ce faisant, il a ouvert des débats sans fin entre « ceux qui pensent [qu’une droite de gouvernement] ne peut se permettre d’abandonner au Front national le terrain d’une attitude dure envers l’immigration et l’insécurité, et ceux qui pensent que la droite et le centre droit doivent revenir à des positions plus modérées sur ces questions ainsi que sur les questions économiques, estimant que la “droitisation” de la droite gouvernementale sous Nicolas Sarkozy a d’abord favorisé la perte de tout un électorat centriste vers le MoDem, puis vers la gauche socialiste et écologiste », expliquait encore Pierre Martin.
Ce phénomène, pudiquement qualifié de « libération de la parole » ou de « droite décomplexée », a eu un triple effet pervers : non seulement il a durci la base de l’UMP – devenue LR au printemps 2015 –, et fait fuir les modérés, mais il a également poussé un nombre considérable d’électeurs déçus dans les bras du Front national, comme en attestent les résultats obtenus par l’extrême droite aux dernières élections régionales. La situation a de nouveau évolué à partir de 2013, avec la naissance du mouvement La Manif pour tous et le réveil du monde catholique traditionaliste.
En opposition à la loi Taubira dans un premier temps, puis agrégés autour d’une « convergence des luttes » allant de la fiscalité à la défense de la filiation, sympathisants, militants et élus issus des rangs de l’UMP et du FN se sont retrouvés dans la rue et sur les réseaux sociaux. Ensemble, ils ont marché, discuté, échangé. Et ont fini par former un tout qui transcende les étiquettes partisanes. Idéologiquement plus proche de Philippe de Villiers que de Nicolas Sarkozy, cette droite que les observateurs ont qualifiée « de masse » possède ses propres codes, ses propres références et ses propres médias. Elle adore Éric Zemmour et dévore Valeurs actuelles. Convertie aux outils modernes, elle a très tôt considéré qu’elle serait l’un des moteurs de l’élection de 2017.
Du côté de LR, l’émanation politique de La Manif pour tous est née en 2014 sous le nom de Sens Commun. Ce collectif, qui a soutenu François Fillon pendant la primaire et a beaucoup œuvré à sa victoire, occupe aujourd’hui une place prépondérante dans sa campagne. Parfaitement organisé, forts de réseaux fournis, Sens Commun a aussi permis à la manifestation du Trocadéro de se transformer en succès. Bien qu’ils s’en défendent, ses membres sont très actifs dans l’équipe de l’ancien premier ministre. Ils y côtoient des personnalités déjà croisées dans les cortèges bleus et roses, tels Charles Millon et Charles Beigbeder, cofondateurs de L’Avant-Garde, un « réseau collaboratif d’action politique » qui n’exclut pas l’idée d’une alliance électorale entre LR et le FN.
Un QG de campagne « épuré »
Samedi 4 mars, les deux patrons de L’Avant-Garde ont assisté à la présentation du projet de François Fillon devant la société civile, à Aubervilliers. Invité à réagir sur les défections en cours à droite, Charles Beigbeder en a profité pour se réjouir sur l’antenne de BFM-TV du départ des centristes. « Que l’UDI nous quitte, c’est une bonne nouvelle parce que franchement, idéologiquement, ils étaient beaucoup plus proches de Macron que de Fillon de toute façon », a-t-il déclaré.
Avant de poursuivre : « Quant aux quelques cadres des Républicains qui partent, souvent en fait, on se demande ce qu’ils font aux Républicains. Ils sont plus proches de l’UDI et de la gauche. Là, on va avoir un QG de campagne nettoyé des éléments perturbateurs, épuré, qui va pouvoir se consacrer à la campagne, défendre pied à pied le projet auquel il croit vraiment alors qu’il y en avait certains qui étaient là plus par intérêt personnel pour avoir des postes que par intérêt idéologique. »
Ces propos en disent long sur l’état d’esprit de ceux qui apparaissent aujourd’hui comme les plus fervents soutiens de François Fillon. Parmi eux, le candidat sait qu’il peut aussi compter sur le fidèle Bruno Retailleau, tout juste nommé coordinateur de la campagne. Le patron des sénateurs LR, ancien proche de Philippe de Villiers, incarne à lui seul cette droite conservatrice, qui estime que la loi Taubira cachait derrière elle « un projet de destruction de la société », comme il le disait lors d’une Manif pour tous, en mars 2013. C’est à cette droite, celle « des paysans, des cathédrales, des châteaux et des sans-culottes », que l’ancien premier ministre s’est adressé dimanche 5 mars.
Valérie Boyer, Bruno Retailleau et Claude Goasguen à La Manif pour tous du 16 octobre 2016, à Paris. © Twitter/@MaximilienHERTZ Valérie Boyer, Bruno Retailleau et Claude Goasguen à La Manif pour tous du 16 octobre 2016, à Paris. © Twitter/@MaximilienHERTZ
En remettant son sort entre les mains de ce « peuple qui ne fait pas de bruit », François Fillon tente de s’appuyer sur la fameuse « majorité silencieuse » que les dirigeants de droite et d’extrême droite se disputent depuis des années. De fait, les dizaines de milliers de personnes réunies ce jour-là dans le XVIe arrondissement de Paris lui ont permis d’écarter la seule alternative jugée « crédible » et « légitime » par son camp. Car aux yeux de ce bloc conservateur, Alain Juppé incarne au mieux un consensus mou, au pire un affreux gauchiste, beaucoup trop ouvert sur les questions de société pour se prétendre encore de droite.
La démonstration du 5 mars a donc permis à l’ancien premier ministre de maintenir sa candidature. Sera-t-elle suffisante pour passer le premier tour de la présidentielle ? Rien n’est moins sûr. Car ses attaques répétées contre la justice et la presse, mais aussi les soutiens qu’il rassemble désormais autour de lui, inquiètent l’électorat plus modéré de la droite et du centre. L’équilibre entre les deux forces est précaire. Il aura d’ailleurs suffi que LR annonce l’organisation de 42 primaires avec l’UDI en vue des législatives, pour qu’une partie du “peuple du Trocadéro” le fasse voler en éclats, comme en témoignent ces messages postés par des militants de La Manif pour tous sur Twitter.
Durant la primaire, François Fillon avait bénéficié de tous les ingrédients de l’antisarkozysme : la multiplication des affaires, le rejet des excès, la déception du bilan. Malgré cela, beaucoup l’avertissaient déjà sur le sentiment d’abandon des classes populaires et le risque croissant du vote FN. À son tour inquiété par la justice, il ne peut plus jouer les Monsieur Propre de la droite. Chef du gouvernement pendant cinq ans, il ne peut pas non plus entièrement se désolidariser du mandat de Sarkozy. Et il y a aussi la question des excès. Le candidat pourrait ne pas y céder, mais encore faudrait-il trouver un autre moyen de couvrir le bruit des casseroles et de maintenir autour de lui son noyau dur.
Dans une telle situation, très différente de celle qui lui a permis de gagner la primaire, que reste-t-il des près de trois millions d’électeurs qui l’ont plébiscité fin novembre ? Nul ne le sait. Une chose est sûre en revanche : si Fillon venait à perdre l’élection présidentielle, la droite française serait contrainte d’opérer une recomposition. Avant cela, entre les deux tours, ce parti qui prône depuis des années le « ni-ni », se retrouverait inévitablement face à un dilemme cornélien : choisir entre l’une des deux jambes qui le soutiennent, d’un côté le néolibéralisme aujourd’hui incarné par Emmanuel Macron, de l’autre le discours nationaliste porté par Marine Le Pen. Ou ne pas choisir du tout.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."