par fernando » 29 Oct 2018, 23:14
Les folles dépenses du «Monsieur défense» de l’Assemblée nationale
29 OCTOBRE 2018 PAR ANTTON ROUGET ET ELLEN SALVI
Déjà soupçonné d'avoir cumulé illégalement ses indemnités, le député LREM Jean-Jacques Bridey, président de la commission défense à l'Assemblée nationale, a aussi laissé derrière lui une montagne de notes de frais en quittant ses fonctions locales à l’été 2017. À la tête d'une société d'économie mixte, l'élu a écumé les restaurants les mieux notés de Paris. Il ne se souvient plus du nom des personnes avec qui il dînait.
« Je pense qu’il y a encore quelques polémiques qui pourraient être suscitées, mais je ne cherche pas la polémique et s’il y a erreur, je réparerai l’erreur. » Vendredi 12 octobre, le député La République en marche (LREM) Jean-Jacques Bridey s’exprimait au micro de RFI sur l’enquête préliminaire qui le vise pour les 100 000 euros qu’il aurait indûment perçus grâce au cumul de ses différents mandats. Quelques jours après les révélations de Mediapart, ce fidèle de la première heure d’Emmanuel Macron tenait à faire part de sa « bonne foi » dans ce dossier, tout en prévenant d’éventuelles futures « polémiques ».
Sans doute pensait-il au rendez-vous qu’il avait eu, une semaine plus tôt, avec les auteurs de cet article, dans son bureau de président de la commission de la défense à l’Assemblée nationale. Car Jean-Jacques Bridey n’est pas seulement soupçonné d'avoir cumulé les indemnités de ses différents mandats au-delà des plafonds autorisés par la loi : l’ancien maire PS de Fresnes (Val-de-Marne) a aussi laissé derrière lui une montagne de notes de frais en quittant ses fonctions locales à l’été 2017.
Sur les seules années 2016 et 2017, ce sont en effet pas moins de 2 000 euros en moyenne qui ont été remboursés chaque mois à l’élu (en plus de ses indemnités, 2 000 euros mensuels également) par la Société d’économie mixte locale d’aménagement de Fresnes (Semaf) qu’il présidait depuis 2001, date de sa première élection municipale. Des déjeuners et des dîners partagés en semaine comme le week-end, le plus souvent dans de bons restaurants de Fresnes, Rungis, voire dans des établissements parisiens de luxe. Des verres de grands crus, des coupes de champagne, des pièces du boucher, des huîtres, des coquilles Saint-Jacques, des langoustines, voire du caviar.
Et in fine une ardoise de défraiements qui peut paraître bien lourde au regard de la taille de cette petite structure, chargée de projets d'aménagement d'une ville de 26 000 habitants et qui ne compte que 3 salariés. Mais que Jean-Jacques Bridey assume sans ambages, se montrant d’ailleurs assez fier d’avoir, grâce à ses rendez-vous réguliers avec « des investisseurs, des promoteurs, des architectes, des partenaires », « redressé » cette société d’économie mixte (SEM). Pour quel résultat concret ? Impossible de le savoir, nos demandes visant à connaître le nombre d'opérations réalisées étant restées sans réponse. Le directeur administratif et financier de la structure rappelle tout juste que tous les comptes de la Semaf, « équilibrés depuis 2003 », « sont certifiés sincères et conformes par le commissaire aux comptes, approuvés par notre conseil d’administration et notre assemblée générale, n’ont fait l’objet d’aucun commentaire lors des contrôles des organes fiscaux ou Urssaf ».
Pour l’élu, les sommes évoquées (150 euros en moyenne par repas, avec des additions qui grimpent jusqu’à plus de 500 euros) n’ont rien d’extraordinaire. Le détail des notes de frais que Mediapart a pu consulter a pourtant de quoi surprendre. D’abord, par la nature même de certains établissements que l’ancien maire de Fresnes fréquente avec ces fameux « partenaires » pour qui rien ne semble trop beau, comme le montre par exemple une facture de 712 euros en date du 6 juillet 2017.
Ce soir-là, Jean-Jacques Bridey dîne en tête-à-tête au restaurant du Park Hyatt, un hôtel 5 étoiles du deuxième arrondissement de Paris, où lui et son invité dégustent entre autres mets des ormeaux (75 euros), une fricassée de girolles (42 euros), des aiguillettes de homard bleu (85 euros)… Le tout arrosé d’une bonne bouteille de Meursault sous le Dos d’Ane à 250 euros. La veille, et alors qu’il était déjà sur le départ – sa démission de la Semaf sera effective le 19 juillet –, le député LREM dînait dans un autre établissement de luxe de Paris, l’Hôtel Royal Monceau, pour une note globale de 243 euros.
Si l’on en croit les différentes factures consultées par Mediapart, l’élu est un habitué de ce genre de restaurants chics. En 2016, on l’aperçoit notamment à la table de Bernard Loiseau (439 euros pour 4 couverts), à La Closerie des Lilas (193 euros pour 2 couverts), au Dôme (422,50 euros pour 3 couverts), à Ze Kitchen Galerie (382,80 pour 2 couverts), chez Helen (496 euros pour 4 couverts), à L’Abeille du palace parisien le Shangri-La (680 euros pour 2 couverts), chez Sormani (280 euros pour 2 couverts), au Ritz, où il commande, un matin de décembre, deux petits-déjeuners américains (120 euros)… Idem en 2017, où il retrouve la table de Bernard Loiseau (505 euros pour 4 couverts), mais aussi le Prince de Galles Hôtel (362 euros pour 2 couverts).
Un an après tous ces bons repas, Jean-Jacques Bridey est incapable de se rappeler avec qui il les a partagés. Pour quel partenaire privilégié a-t-il commandé, le 6 juillet 2017, cette bouteille de Meursault à 250 euros ? Il ne le sait pas. « Attendez, je ne vais pas… D’abord, le 6 juillet 2017, je ne sais plus avec qui j’étais, tranche-t-il. Vous me précisez des trucs, je ne sais pas. Si je l’ai pris, c’est que ça se justifie. Après vous pouvez dire, non ça ne se justifie pas… Si je l’ai fait, c’est que ça se justifie. » Le député LREM ne peut nous citer aucun nom, mais reste en revanche catégorique sur un point : toutes ces dépenses étaient « en lien avec la Semaf ».
Idem, assure-t-il, pour ce repas de 234,40 euros, partagé à deux, le vendredi 17 février 2017 au Caviar House de l’aéroport Charles-de-Gaulle. Crabe royal du Kamchatka, caviar et champagne au menu, mais aucun souvenir précis de l’occasion. « Oui, je m’arrête parfois dans ce self », se contente-t-il de balayer, expliquant que son activité de président de la Semaf le conduisait parfois à se déplacer le week-end, dans des salons, « des trucs comme ça ». C’était visiblement le cas ce week-end de février 2017 puisque parmi toutes les notes de frais remboursées par la structure d’aménagement de Fresnes figure aussi un ticket de 113 euros, correspondant à trois jours de parking à l’aéroport. Mais là encore, impossible pour Jean-Jacques Bridey de se rappeler la destination de ce déplacement, « évidemment professionnel », ni le nom de la personne qui l’accompagnait au Caviar House.
Impossible également de savoir à qui il a bien pu offrir un bouquet de fleurs le 28 janvier 2017 (90 euros) ou encore une affiche, achetée elle aussi aux frais de la Semaf à la boutique de l’Assemblée nationale (31,50 euros) le 23 février de la même année. Les fleurs, « c’était pour remercier quelqu’un qui avait un événement heureux ou quoi, dit-il. C’était un partenaire ou je sais pas quoi. Ça ne vous arrive pas, d’offrir des fleurs ? » Quand on lui répond « pas avec des frais professionnels », il rétorque : « Ben ça peut être des frais professionnels. Là j’ai une collaboratrice qui enterre son grand-père demain, eh ben je lui envoie des fleurs. Et je lui envoie en tant que président de la commission, voilà. C’est tout. Et je trouve ça normal. Alors si vous êtes à 80 € quand le société fait des millions de bénéfices… » Et l’affiche ? « Ça doit être un cadeau que j’ai dû faire à un partenaire. »
Derrière la Semaf, les entreprises et la réserve parlementaire financent la Semaf-Bamako
C’est aussi avec plusieurs « partenaires », dont l’identité nous restera là encore inconnue, que Jean-Jacques Bridey a bu quelques verres de chablis le soir du 12 juillet 2016, après 23 heures, au Café Saint-Victor, dans le Ve arrondissement de Paris. Une adresse inhabituelle pour l’élu. Il faut préciser que ce soir-là, non loin du Café Saint-Victor, Emmanuel Macron donnait son tout premier meeting à la Maison de la Mutualité pour lancer son mouvement.
« Marcheur » de la première heure, Jean-Jacques Bridey participait bien évidemment à l’événement. Quand on l’interroge sur les raisons pour lesquelles la Semaf a réglé les consommations de l’« after », l’élu s’agace franchement : « Attendez, si vous le prenez comme ça, je ne vais pas répondre. J’ai aussi des activités en dehors de mes activités politiques, voilà. Donc il y a des gens avec lesquels je discute de certains projets d’aménagement. Vous savez, quand vous êtes dans l’aménagement, c’est quasiment tous les jours que vous le faites », assure-t-il. Et à n'importe quelle heure visiblement.
Jean-Jacques Bridey est tellement investi dans l’aménagement que son engagement a franchi les frontières de sa ville de Fresnes. En 2010, l’élu local s’est en effet attelé à la construction d’un orphelinat au Mali, en créant la Semaf-Bamako. Tout laisse alors croire qu’il s’agit d’une filiale de la société d’économie mixte fresnoise. Les deux structures sont d’ailleurs domiciliées en mairie et le bureau de la Semaf-Bamako, présidé par Jean-Jacques Bridey, est un calque du personnel de la Semaf.
Mais il ne s’agit en réalité que d’une simple association loi 1901, sans aucun lien juridique avec la SEM. La Semaf a seulement participé au financement du projet d’orphelinat, en même temps que plusieurs partenaires locaux : promoteurs immobiliers, entreprises de BTP et architectes. « Pour financer ce projet, nous nous sommes tournés, en sus de la participation de la Semaf, vers des partenaires de notre milieu professionnel », explique Branko Borikic, directeur administratif et financier de la Semaf, et secrétaire de la Semaf-Bamako, qui précise avoir recueilli 477 000 euros de dons entre 2010 à 2017.
L’architecte Nikola Ilic fait partie des généreux donateurs. « La Semaf a demandé : “Qui peut apporter un peu d’argent pour que cet orphelinat puisse se faire ?” », raconte cet entrepreneur, qui a travaillé avec la société d’économie mixte et la ville de Fresnes. « Je suis très content et fier d’avoir fait cela. J’ai vu les photos de l’orphelinat après, c’est très bien », appuie-t-il.
Cette méthode a permis à l’association de financer les importants travaux au Mali (422 805 euros), d’accompagner des associations fresnoises et maliennes investies dans le projet (68 550 euros) et de payer les 53 909 euros de « déplacements et missions » nécessaires à la réalisation de l’orphelinat. Un cabinet d’architectes, tout juste fondé par le fils de la directrice générale des services de la mairie de Fresnes, a aussi travaillé pour le projet à titre gracieux, précise Jean-Jacques Bridey. La transparence s'arrête là : M. Bridey et M. Borikic ayant refusé de nous présenter le détail de la facturation de l'opération malienne. « Les factures et autres pièces sont en attente de contrôle de l'organe officiel qui se présentera », a justifié le secrétaire de l'association.
Pour boucler le budget de la Semaf-Bamako, le député Bridey a aussi mis à contribution sa propre réserve parlementaire, comme l'avait relevé Le Parisien en 2015. De 2013 à 2016, 99 000 euros d’argent public ont été versés à l'association, ce qui en fait, de loin, le projet le plus financé par le député lors du quinquennat précédent.
Un parlementaire attribuant une bonne partie de sa réserve à une association qu’il préside lui-même : la situation rappelle furieusement celle de François Grosdidier, sénateur-maire de Woippy qui avait versé, en 2009 et 2011, un total de 160 000 euros, prélevés sur sa réserve parlementaire, à l’association « Valeur écologique » qu’il présidait alors (relire ici notre enquête à l’origine de l'affaire).
Le dépôt d’une plainte par un opposant local pour « détournement de fonds publics » et « prise illégale d’intérêts » avait alors provoqué une information judiciaire, qui menace toujours l'élu, après des rebondissements procéduraux.
Avant de confier près de 100 000 euros d’argent public à l’association qu’il préside, Jean-Jacques Bridey s’est-il assuré que cela ne poserait aucun problème juridique ? Fidèle à sa méthode, le député du Val de Marne lâche à Mediapart : « Je prends mes risques. »
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."