par fernando » 05 Avr 2016, 10:50
Euro 2016 : la grogne des petits restaurateurs du stade Pierre-Mauroy
LE MONDE | 31.03.2016 à 14h30 • Mis à jour le 05.04.2016 à 09h29 | Par Geoffroy Deffrennes (Lille, correspondant)
L’affaire agite Lille, ses médias, ses élus locaux. Il faut dire qu’elle rejoue l’éternelle histoire du pot de terre contre le pot de fer. En l’occurrence, les modestes restaurateurs vivotant à l’ombre du colossal stade Pierre-Mauroy, à Villeneuve-d’Ascq, qui devraient s’incliner devant les puissants partenaires de l’UEFA, Coca-Cola et McDonald’s en tête. Des élus régionaux se sont émus quand ils ont lu que quatre commerçants vendant sandwiches, frites et boissons dans des kiosques à l’arrière du Grand Stade de Lille-Métropole (où joue habituellement le LOSC) allaient devoir payer une redevance de 600 euros pour chaque match de l’Euro 2016 en juin. Une taxe qui s’ajouterait au loyer de 600 euros par mois et par « cellule » qu’ils versent au concessionnaire du stade, Eiffage. Cellule, un terme adéquat pour ces boîtes sans âme, alignées en rang d’oignons face à une morne esplanade balayée par les vents.
Sur les sept kiosques qui ont tenté l’aventure en ce lieu inhospitalier lors de l’ouverture du stade en 2012, trois ont déjà plié bagages. Parmi les quatre subsistant, l’enseigne franchisée Subway loue deux « cellules » et débourse donc 1 200 euros par mois. Pour les six matchs de l’Euro qui auront lieu dans le Grand Stade, ses deux locataires trentenaires devront donc s’acquitter de six fois 1 200 euros, soit 7 200 euros. Un mois de loyer ayant été offert par le bailleur en échange des turpitudes éventuelles de l’Euro (ce qui n’a pas été écrit, et ce que les élus semblaient ignorer), la facture finale sera de 6 000 euros pour eux, ou de 3 000 euros pour leurs voisins ne louant qu’une cellule.
Contacté par Le Monde, Martin Kallen, le directeur général d’Euro SAS, la société organisatrice du tournoi, nous a renvoyés vers le service presse. « Cela ne me semble pas excessif, explique sa directrice, Guillemette Rolland. Ces 600 euros par match représentent 6 % d’une projection du chiffre d’affaires, alors qu’en général les redevances pour ce type d’événement sont entre 15 % et 18 %. » La redevance semble une goutte d’eau parmi les 842 millions d’euros de retombées dans les « fan zones » estimées par le Centre de droit et d’économie du sport. Et ce n’est pas l’UEFA qui percevra la taxe mais St. Once, la filiale de Casino Restauration, le délégataire de la confédération.
« C’est comme si j’offrais mes 800 premières frites à l’UEFA »
Alerté par sa vice-présidente chargée des sports, Florence Bariseau, également conseillère municipale d’opposition (LR) à Villeneuve-d’Ascq, le nouveau président de la région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, Xavier Bertrand (LR), a cependant dégainé une lettre adressée au ministre des sports, Patrick Kanner, et à l’UEFA le 15 mars. « Quand David s’oppose à Goliath, je suis toujours du côté de David, s’exclame Florence Bariseau, titulaire de la même casquette sportive à la Métropole européenne de Lille (MEL). J’ai proposé que la région prenne 50 % à sa charge. N’oublions pas que les kiosquiers seront privés de recette le midi, puisque enfermés dans le périmètre protégé de la fan zone ouvert uniquement durant les matchs. Le patron du kiosque Frit m’a dit : c’est comme si j’offrais mes 800 premières frites à l’UEFA. »
Sénateur-maire communiste de Marquillies, une commune de la MEL, Eric Bocquet s’est enflammé. « Cet équipement est financé sur trente et un ans par la métropole, la région a mis 45 millions au pot. On a poussé de jeunes entrepreneurs à s’y installer. Et ils doivent masquer leurs enseignes, servir les boissons dans des gobelets UEFA, enfiler la tenue ad hoc ? Et s’ils refusent, on les cachera derrière une palissade de 2,60 m de haut ? » Cette palissade, qui entourera toute la fan zone, aurait l’inconvénient d’être collée au nez des kiosques situés très près du stade.
« Je travaille au Sénat sur l’évasion fiscale… Nos petits restaurateurs ne risquent pas de se défiscaliser aux Bahamas ou au Luxembourg, et payent 33,3 % de cotisations sociales », pointe le sénateur du Nord, qui rappelle dans son courrier que « McDo n’a payé que 1,46 % d’impôt sur les sociétés en Europe » et que « Coca loge un milliard de profits aux îles Caïmans, où il ne dispose d’aucun salarié ».
Difficile d’imaginer la foule du soir même, ou celle des étudiants de la fac scientifique voisine, amateurs de fast-food. Car, on l’a peu souligné, ces kiosques bénéficient, hors périodes de vacances ou week-ends, des milliers de jeunes de l’université Lille-1.
Le sénateur tonne, mais qu’en pensent les « victimes » ? Chez Subway, les deux franchisés, trentenaires sympathiques, ne souhaitent plus s’étendre sur l’« affaire » : « Cela a pris des proportions inattendues, nous regrettons d’avoir parlé aux médias. Nous sentons une pression du bailleur, alors que nous allons renégocier notre bail précaire de six ans en 2018. »
« Où est le problème ? Nous sommes contents »
Ils ont confié à Laurence Bariseau avoir emprunté 260 000 euros pour signer leur bail. La redevance leur semble « fixée sur un chiffre d’affaires hypothétique qu’ils n’ont jamais atteint depuis trois ans » et ils s’offusquent des « prix de leurs produits fixés par l’UEFA », témoigne l’élue, qui « trouve choquant qu’on leur fasse acheter des marques imposées à un prix imposé ». Car outre la redevance, les kiosquiers devront se limiter à la vente de la boisson partenaire de l’Euro. Guillemette Rolland s’étonne : « L’UEFA offre les gobelets recyclables dans le cadre de son programme RSE [responsabilité sociale environnementale], elle posera et déposera sur ces kiosques les calicots aux couleurs de l’UEFA, leur approvisionnement sera pris en charge par les sponsors. L’UEFA ne fait aucun bénéfice sur cette affaire. »
Pour sa part, le jeune couple tenant le kiosque Le Village du panini a donné tout de suite son accord au prestataire St. Once. « Où est le problème ? Nous sommes contents, l’affaire tourne. Nous l’avons dit à une chaîne de télé et à la presse locale, mais ce discours ne leur convenait pas, ils sont repartis tout de suite. »
Le patron, 34 ans, exerce ce métier depuis l’âge de 16 ans. « C’est une question d’expérience, et il faut bosser ! Nous tenons aussi un stand au marché de Noël à Lille : cette année, après les attentats, on nous prédisait des difficultés, mais pas du tout ! Moi j’aime le sport et le Grand Stade amène énormément de spectateurs consommateurs, sympas en plus. » Le couple se veut pragmatique. « La tenue officielle, offerte, restera un beau souvenir. Et comment nous plaindre de Coca, alors que nous en vendons tous à longueur d’année ? Nous allons devoir masquer “village” pour nous appeler simplement Panini ? La belle affaire ! »
« Six fois 50 000 spectateurs, c’est bénéfique »
De l’autre côté du stade, hors fan zone, le patron du bar-concert La Pause, Franck Seinave, sourit. « Six fois 50 000 spectateurs, c’est bénéfique. Peut-être plus pour nous, qui sommes mieux placés. Les gens de l’UEFA viennent manger régulièrement chez moi : ils m’ont confirmé que mon enseigne ne posait aucun problème, à condition de ne pas apposer une énorme pancarte. Nos terrasses nous appartiennent, on pourra mettre une tonnelle. »
Franck Seinave, ancien batteur du groupe de rock nordiste Stocks, possède une solide expérience des métiers du spectacle : « A mon avis, le problème vient plus du Grand Stade que de l’UEFA, qui applique ses règles. J’ai été ingénieur du son durant vingt-cinq ans, en tournée pour des spectacles. Eiffage a construit un beau stade, mais n’avait pas l’habitude du show-biz. Un concert de Rihanna ne suffit pas. Live Nation [société d’organisation de spectacles] a le quasi-monopole des gros concerts et s’interdit toute concurrence à moins de 150 km. Le Grand Stade est trop près des gros festivals, le Main Square d’Arras, ou Werchter en Belgique. »
« C’est vrai, confirme Guillemette Rolland. On néglige trop souvent le mapping, c’est-à-dire d’étudier sur une carte l’emplacement et ses retombées potentielles. Il faut mieux réfléchir à l’insertion des stades dans le tissu urbain, comme savent le faire Allemands ou Britanniques. J’attends avec intérêt de voir si le nouveau stade de Lyon va mieux réussir sa greffe. »
A 40 kilomètres de là, aucune agitation autour du stade Bollaert, à Lens. Et pour cause : la seule enseigne à proximité est un… McDo. Quant à la célèbre friterie Sensas, spécialiste de la restauration événementielle mobile depuis plus de quarante ans, colorée sang et or comme le RC Lens, elle peut adapter les emplacements de ses caravanes. « Ils seraient prêts à payer pour faire partie de la fête », s’esclaffe un habitué…
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."