par fernando » 19 Oct 2015, 09:39
Puissante cette interview, y'a des pépites.
Michel Platini : « Je trouve honteux d’être traîné dans la boue »
LE MONDE | 19.10.2015 à 06h53 • Mis à jour le 19.10.2015 à 09h02 | Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué
Le village de Génolier est à peine à vingt-cinq minutes de l’aéroport de Genève, un peu au-dessus du lac Léman. C’est là que Michel Platini a acheté, tout en haut du village, un appartement en duplex, dans un grand immeuble ultramoderne qui forme, avec la clinique voisine, un curieux ensemble blanc posé au cœur de la campagne. Le patron de l’UEFA a accepté d’y recevoir Le Monde au moment où sa candidature à la présidence de la Fédération internationale de football (FIFA) est fragilisée par la révélation d’un paiement de 2 millions de francs suisse (1,84 million d’euros), en 2011, reçu de celui qui en occupe le poste depuis 1998, Joseph Blatter. Il y a quelques jours, François Hollande et Manuel Valls l’ont appelé pour s’enquérir de son moral.
La justice suisse s’interroge sur 2 millions de francs suisses que Joseph Blatter vous a versés en 2011. Le 8 octobre, la commission d’éthique de la FIFA vous a suspendu tous les deux pour quatre-vingt-dix jours. Dans ces conditions, serez-vous toujours candidat à la présidence de la Fédération ?
En tout cas, j’en ai toujours envie ! Vous voyez [il tend le bras vers le lac de Genève], Zurich n’est qu’à 250 kilomètres, dans cette direction. J’ai été suspendu pour trois mois mais ce qui m’énerve le plus, c’est d’être mis dans le même sac que les autres. Je trouve honteux d’être traîné dans la boue. Pour le reste, mes avocats suivent les procédures FIFA et saisiront le Tribunal arbitral du sport si nécessaire. J’espère que tout cela va aller vite. Je ne voudrais pas être dans la situation de Mohamed Bin Hammam qui, en 2011, s’est retrouvé suspendu avant les élections à la tête de la FIFA puis blanchi… trop tard, une fois la réélection de Blatter réglée [Le Qatari avait été banni à vie de la FIFA, avant que la sanction ne soit annulée un an plus tard par la Cour arbitrale du sport. Michel Platini oublie cependant que la FIFA a suspendu une nouvelle fois à vie Bin Hamman dans une autre affaire de conflit d’intérêts].
Comment se fait-il que Blatter vous ait versé 2 millions de francs suisses, sans contrat, pour un travail qui s’était achevé neuf ans plus tôt ?
L’histoire peut paraître étonnante, mais c’est pourtant celle-là. En 1998, je suis président du comité d’organisation de la Coupe du monde et un nouveau président de la FIFA doit être élu. Je suis à Singapour et Blatter demande à me voir dans sa chambre. Il me lance aussitôt « Alors, on y va ou pas ? » Il me dit que Havelange [Joao Havelange préside alors la FIFA depuis 1974 et achève son dernier mandat] lui a affirmé : « Platini président et Blatter secrétaire général, c’est une solution très élégante. » Seulement moi, ça ne m’intéresse pas. Je suis dans la Coupe du monde, je ne m’y vois pas. Alors Blatter décide d’y aller : « Je me présente, mais j’ai besoin de toi. » On se revoit deux mois plus tard. Il me demande d’être son conseiller pour le foot. C’est d’accord. « Combien tu veux ? », demande Blatter. Je réponds : « Un million. » « De quoi ? » « De ce que tu veux, des roubles, des livres, des dollars. » A cette époque, il n’y a pas encore l’euro. Il répond : « D’accord, 1 million de francs suisses par an. »
Vous demandez 1 million tout de go et vous vous fichez ensuite du reste ? Soit vous êtes très orgueilleux, soit très négligent…
Je ne suis pas un homme d’argent. J’ai été un président bénévole du comité d’organisation de la Coupe du monde. En 1992, j’ai renoncé à aller au Real Madrid alors que les types du Real m’avaient donné un chèque où je pouvais rajouter le nombre de zéro que je voulais. Quand je dis à Blatter « 1 million de ce que tu veux », je lui dis aussi « choisis ce que tu veux me donner »…
Donc vous êtes orgueilleux. Mais aussi négligent parce qu’il n’y a pas trace d’un contrat… Vous n’avez pas un avocat pour vous éviter quelques légèretés ?
Cela fait longtemps que je n’ai plus ni avocat ni agent qui négocient pour moi. Et puis, c’était un truc d’homme à homme. Il allait devenir président de la FIFA. La FIFA ! J’avais confiance. De toute manière, j’ai appris depuis qu’en droit suisse, un contrat oral vaut comme un contrat écrit. En tout cas, il a été élu et j’ai commencé à travailler en septembre.
Qu’est-ce que vous faites pour cette somme-là ?
Je travaille sur la réforme du calendrier mondial des compétitions, sur le « goal project », un dispositif d’aides et de soutien de la FIFA aux fédérations les plus pauvres dans le monde. Et puis, j’accompagne beaucoup Blatter dans ses voyages. Bref, je travaille vraiment et beaucoup de gens peuvent en témoigner.
Cela n’explique toujours pas les 2 millions payés en 2011. Pourquoi seriez-vous payé si tard pour un travail qui a lieu entre 1998 et 2002 ?
En fait, je travaille plusieurs mois sans rien toucher. Au bout d’un moment, je vais voir Blatter : « Tu as un problème pour me payer ? » Il me dit : « Oui. Je ne peux pas te payer 1 million à cause de la grille des salaires. Tu comprends, le secrétaire général gagne 300 000 francs suisses. Tu ne peux avoir plus de trois fois son salaire. Alors, on va te faire un contrat pour 300 000 francs suisses et on te donnera le solde plus tard. » C’est ce qui s’est passé. Seulement le plus tard n’est jamais venu.
Et vous mettez neuf ans à lui rappeler ce qu’il vous doit ?
J’ai arrêté de travailler pour lui en [juin] 2002, au moment de mon entrée au comité exécutif de la FIFA. Je ne demande pas parce que je ne manque pas. Vous savez, j’ai commencé à gagner de l’argent à 17 ans. Je ne savais même pas que c’était possible dans le foot. Je me souviens que mon père, qui était prof de maths, n’en revenait pas non plus et avait demandé au club de Nancy : « Et vous allez lui donner de l’argent pour jouer ? » J’ai gardé ces valeurs. L’argent, j’en ai assez. Demandez à ma femme, je ne regarde aucun compte [Christèle Platini approuve en levant les yeux au ciel] et j’ai rarement fait des efforts pour m’améliorer. Je suis comme ça, assez brut de décoffrage. Mais j’aurais mieux fait de demander une reconnaissance de dette et ainsi, rien de tout cela ne serait arrivé.
Bref, au bout d’un moment, vous réclamez votre argent…
J’ai demandé à mes services d’entrer en contact avec la direction des finances de la FIFA qui a demandé à Blatter s’il me devait de l’argent. Et il a dit oui. J’ai envoyé une facture à leur demande. Et là, je me suis trompé à mon détriment. Je ne me souvenais plus que j’avais été payé 300 000 francs suisses, je croyais qu’il s’agissait de 500 000 et qu’il me devait un rattrapage de 500 000 par quatre années. J’ai donc envoyé une facture de 2 millions. J’ai été payé dix jours plus tard sans que la FIFA fasse aucune difficulté et j’ai payé moi-même des charges et des impôts sur cette somme, tout à fait normalement. Franchement, s’il y avait eu un doute quelconque, la FIFA aurait refusé de me payer et j’aurais d’ailleurs été bien embêté car au-delà de cinq ans, il y a prescription et on peut refuser d’honorer une dette.
Est-ce Joseph Blatter qui fait sortir cette histoire pour se venger du fait que vous briguiez une succession qu’il ne voulait pas ouvrir ?
Je ne sais pas. Disons que j’ai des doutes. En tout cas, tout ça est sorti à partir du moment où j’ai demandé sa démission et où j’ai été candidat. Je suis le seul à pouvoir faire en sorte que la FIFA redevienne la maison du foot mais chaque fois que je me rapproche du soleil, comme Icare, ça brûle de partout.
Quelles étaient vos relations avec Blatter ?
J’avais de l’estime, de l’amitié. [sa femme Christèle l’interrompt pour assurer : « Tu l’admirais ! »] Oui, j’admirais le politique. Il a beaucoup de charme et je peux dire qu’il m’avait d’une certaine façon envoûté. Même s’il veut me tuer politiquement, je garde un peu d’affection pour ce que nous avons vécu ensemble.
Quand vous êtes-vous parlé la dernière fois en tête-à-tête ?
Lorsque je lui ai conseillé de partir. Je le lui ai dit par amitié : « Tu devrais partir, pour toi… » Il m’a répondu : « Je ne peux pas. » Depuis, on s’est croisés dans les réunions, on se salue, mais c’est tout.
La justice suisse s’intéresse aux conditions d’attribution de la Coupe du monde 2022 au Qatar qu’elle soupçonne d’avoir versé des pots-de-vin. Vous ne regrettez pas d’avoir voté pour ce pays ?
Non. J’ai été le seul à avoir dit en toute transparence que j’avais voté pour le Qatar et le seul à raconter ce déjeuner à l’Elysée [le 23 novembre 2010] avec Nicolas Sarkozy et l’émir du Qatar que l’on m’a reproché ensuite comme si Sarkozy m’avait dit pour qui voter ! Mon honnêteté me nuit. La vérité est que j’ai voté [le 2 décembre 2010] parce que je voulais que la Coupe du monde ait lieu dans le Golfe, une zone où il existe un extraordinaire public de foot et qui ne l’a jamais eue.
Pensez-vous que, comme capitaine de l’équipe de France, vous auriez voté pour le Qatar ?
Mais il faut arrêter les préjugés ! Il y a trois heures de décalage horaire, on va jouer en hiver ce sera magnifique. Mon seul regret est qu’elle n’aura pas lieu dans tous les pays du Golfe pour des raisons géopolitiques. Il faut tout de même cesser de dire n’importe quoi. Parce que j’ai voté pour la Russie [pour l’attribution du Mondial 2018], on raconte que j’ai reçu des Picasso de Poutine. Heureusement que Raspoutine est mort, sinon on m’accuserait d’être son complice !
On vous critique aussi parce que votre fils, Laurent, travaille pour l’équipementier qatari Burrda Sport, détenu par le fonds Qatar Sports Investments (QSI), propriétaire du PSG. Ne vaudrait-il pas mieux qu’il démissionne pour lever les doutes sur un possible conflit d’intérêts ?
Mais cela n’a rien à voir avec la Coupe du monde ! C’est Sébastien Bazin [ex-patron de Colony Capital, actionnaire principal du PSG] qui lui a présenté l’équipementier et il y est entré un an et demi après le vote en faveur du Qatar [Laurent Platini travaille pour QSI depuis novembre 2011]. Il n’y a aucun conflit d’intérêts. Mon fils fait sa vie et je ne vais certainement pas intervenir dedans.
Vous savez bien, tout de même, que la FIFA est minée par les appétits mercantiles et la corruption…
Je sais qu’il y a un système archaïque, avec des gens archaïques. La télévision a amené l’argent et l’argent a amené des gens qui aiment l’argent. Il va falloir mettre des contrôles à tous les niveaux. Le changement de président est une bonne opportunité. Quand on balaye, on balaye par le haut. Beaucoup de gens sont déjà partis, il y a du renouvellement, il faut pousser la transformation. De toutes les façons, si la FIFA ne change pas, c’est le FBI qui se chargera de la faire changer.
Avez-vous lu le rapport du procureur Michael Garcia sur les conditions d’attribution des Mondiaux 2018 et 2022 ? Si vous êtes élu président de la FIFA, vous engagez-vous à le publier ?
Je n’y ai pas eu accès et je ne sais donc pas ce qu’il y a dedans. C’est compliqué de le publier parce qu’il y a des témoignages et des personnes citées qui ne veulent pas apparaître. Mais pourquoi pas… Et puis, je m’appliquerai à moi-même une limitation à deux mandats. Le foot a besoin de la FIFA et je suis le seul footballeur suffisamment populaire en position de prendre la présidence et de régler enfin les choses.
Un Français peut-il encore diriger la FIFA face aux rivalités anglo-saxonnes, aux appétits asiatiques, à l’émergence de l’Afrique ?
C’est difficile de fédérer des gens de cultures différentes. Certains ont peur de leur presse, d’autres affichent leurs désaccords mais ensuite votent pour vous. Je ne crois pas avoir perdu beaucoup de voix et les gens qui me connaissent savent que je peux me regarder dans un miroir. Je suis blindé. Cela fait quarante ans qu’on me juge sans arrêt, « t’as raté un but ! », « t’as fait une mauvaise équipe ! » « t’as fait le fair-play financier ! » J’espère seulement que l’on ne va pas m’empêcher de me présenter. Ça les énerve que ce soit un footballeur et pas un pur politique qui veuille diriger. Mais je n’aime pas perdre. Surtout pour une affaire qui n’en est pas une.
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