par fernando » 03 Déc 2020, 11:50
L’Argentine s’émeut face à un rugby élitiste et xénophobe
Trois joueurs de rugby ont été épinglés pour des publications racistes. La Fédération argentine, qui les avait suspendus à titre conservatoire lundi, a levé cette sanction mercredi.
Les Pumas, la célèbre sélection argentine de rugby, sont sous le feu des critiques après que d’anciens Tweet xénophobes, sexistes et classistes sont remontés à la surface. Trois joueurs sont concernés, parmi lesquels Pablo Matera : l’Union argentine de rugby lui a retiré son brassard de capitaine, et le jeune homme de 27 ans a également été convoqué par le Stade français, où il joue depuis 2019. La direction du club va lui demander de donner des explications à son retour du Rugby Championship, qui se joue, en ce moment, en Australie.
« Belle matinée pour sortir faire un tour en voiture et écraser des Noirs » ; « La haine envers les Boliviens, les Paraguayens, etc. vient de la fois où un cheveu de la bonne est tombé dans ton repas » ; « Qu’est-ce qu’une boniche enceinte de triplés ? Un kit de ménage »… Les Tweet de Pablo Matera, Guido Petti et Santiago Socino, publiés entre 2011 et 2013 ont choqué l’opinion publique et renforcé la perception d’un sport élitiste et xénophobe, pratiqué historiquement par des Argentins issus des classes sociales les plus aisées et qui se sentent supérieurs au reste de la société.
Les rugbymans ont eu beau présenter leurs excuses et supprimer leurs comptes Twitter, le mal était fait. « C’est la première fois que la société répudie si massivement l’univers du rugby, qui était auparavant sacralisé en Argentine », estime Diego Murzi, sociologue spécialiste du sport, chercheur au Conseil national de la recherche scientifique et technique.
« Un sentiment de toute-puissance »
Une réputation déjà mise à mal après le meurtre sordide de Fernando Baez Sosa. En janvier 2020, le jeune homme de 19 ans a été roué de coups à la sortie d’une boîte de nuit à Villa Gesell (station balnéaire de la province de Buenos Aires) par une équipe de rugbymans qui l’ont traité de « Noir de merde ».
Mi-novembre, le parquet a demandé l’ouverture d’un procès pour juger les huit meurtriers présumés du jeune homme, qui pourraient écoper d’au moins quinze ans de prison. « Les rugbymans ont un sentiment de toute-puissance, qui vient non seulement de leur classe sociale, de leur argent, mais aussi de leur corps massif », juge Diego Murzi.
« Tout comme les Tweet racistes des Pumas, le meurtre de Fernando Baez Sosa répond, à un degré évidemment bien plus grave, aux mêmes logiques racistes et antipopulaires qui se reproduisent dans le milieu du rugby », dénonce le sociologue. Il établit une distinction entre le rugby et le football, sport immensément populaire en Argentine où les codes machistes s’appliquent tout autant que dans le rugby, mais où le racisme et le classisme sont moins répandus.
En ce sens, le timide hommage rendu par les Pumas, samedi 28 novembre, à Diego Maradona, trois jours après le décès de l’ancien footballeur, a surpris et irrité bon nombre d’Argentins. A l’heure où tout leur pays était en deuil, les joueurs sont arrivés sur la pelouse du stade de Newcastle (Australie) pour leur match face à la Nouvelle-Zélande avec un fin brassard noir au bras. Leurs adversaires, les All Blacks ont, eux, déposé un maillot de football noir siglé 10 (le numéro de Maradona dans la sélection argentine) au sol avant d’entonner leur traditionnel haka, dédié au « Pibe de Oro ».
Aux yeux de Diego Murzi, ce contraste entre les hommages des deux équipes, pouvant être interprété comme un manque de considération des Pumas envers la mémoire de Maradona, a entraîné l’exhumation des vieux Tweet des joueurs et une vague de colère contre les rugbymans sur les réseaux sociaux.
Adoption d’une loi imposant une formation contre la violence
Le milieu du rugby argentin s’est divisé autour de l’affaire des Tweet. Certains ont pris la défense des Pumas : « Ils ont commis une erreur gravissime, sans aucun doute. Mais vous, êtes-vous la même personne qu’il y a neuf ans ? », a interrogé Patricio Albacete, ancien joueur de la sélection.
« Je ne justifie pas ce qu’ils ont écrit à cet âge-là [les trois joueurs avaient entre 18 et 20 ans au moment des Tweet et ne jouaient pas encore pour les Pumas] mais je peux témoigner du fait qu’ils ne pensent pas comme ça, aujourd’hui ! Pablo Matera est mon ami et mon capitaine », a tweeté le Puma Matias Moroni.
D’autres ont reconnu l’existence d’un problème structurel dans le rugby, à l’instar d’Agustin Pichot, ancien capitaine de la sélection argentine : « Cette année [en référence au meurtre de Fernando Baez Sosa et à l’affaire des Tweet] nous montre que nous devons continuer de nous améliorer. (…) Et faire, le plus tôt possible, notre autocritique. »
Plusieurs initiatives pour réformer le fonctionnement des clubs de rugby avaient émergé à la suite du meurtre de Villa Gesell, avant d’être freinées par la pandémie de Covid-19. La baisse du nombre de nouveaux cas dans le pays a permis à cet agenda de revenir au premier plan : le 27 novembre, une loi « Fernando », du nom du jeune homme mort sous les coups des rugbymans, a été adoptée à l’unanimité par le Parlement de la ville de Buenos Aires, qui prévoit notamment une formation obligatoire contre la violence pour les joueurs des sports de contact.
« Il y a beaucoup de travail à faire »
Les décisions de l’Union argentine de rugby (UAR) continuent, en revanche, d’interpeller la société. La fédération avait déjà été très critiquée en janvier pour sa tardive réaction au meurtre de Fernando Baez Sosa, qu’elle avait qualifié simplement de « décès ». Lundi 31 novembre, la fédération a réagi prestement à l’affaire des Tweet, en suspendant à titre conservatoire les trois auteurs.
Pourtant, à peine quarante-huit heures plus tard, à la surprise générale, l’UAR annonçait que cette sanction était levée. S’agit-il d’un répit pour les trois Pumas avant le dernier match de l’Albiceleste, prévu contre l’Australie samedi 5 décembre, au Rugby Championship ? Cette marche arrière a, en tout cas, été conspuée sur les réseaux sociaux.
Plus tôt dans la semaine, le ministre des sports, Matias Lammens, avait déjà exprimé sa frustration quant aux mesures prises par l’UAR, et jugé la sanction des joueurs insuffisante : « Le problème est bien plus profond. (…) N’oublions pas que nous avons entamé l’année avec l’assassinat d’un jeune homme aux mains d’un groupe de rugbymans. Je ne veux pas stigmatiser, mais je crois qu’il y a beaucoup de travail à faire dans le monde du rugby. »
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