par fernando » 15 Oct 2018, 13:22
Quand l’ambassade d’Israël veut censurer la télévision française
14 octobre 2018 Par René Backmann
L’ambassadrice d’Israël a demandé à la présidente de France Télévisions d’interdire la diffusion d’un reportage d’« Envoyé spécial » accusé de présenter Israël « d’une façon très négative ». Le motif ? La critique d’Israël alimente l’antisémitisme. Sa requête a été écartée.
L’ambassade d’Israël en France a tenté – en vain – d’obtenir la suppression d’un reportage sur la « jeunesse estropiée de Gaza » dans le magazine d’information « Envoyé spécial » diffusé jeudi dernier. Dans une lettre adressée mercredi à la présidente de France Télévisions, Delphine Ernotte, l’ambassadrice d’Israël, Aliza Bin Noun, indique que ce reportage (qu’elle n’a pas vu, mais dont quelques extraits circulaient sur les réseaux sociaux) « présente non seulement un point de vue déséquilibré par rapport à la situation à Gaza mais met également Israël en avant d’une façon très négative ».
« Comme vous le savez, ajoute la diplomate, un tel contenu est susceptible d’inciter à la haine à l’encontre d’Israël et peut ainsi avoir des répercussions directes, notamment physiques sur les Français de confession juive, en raison d’un amalgame fréquent et désolant entre Juifs et Israël et faisant que la critique d’Israël conduit bien souvent à une alimentation de l’antisémitisme. »
De quoi s’agit-il en vérité ? Les trois journalistes d’« Envoyé spécial », Yvan Martinet, Olivier Gardette et Mélanie Laporte, ont enquêté sur la vie brisée de quelques-uns des jeunes Gazaouis blessés et amputés après avoir été atteints, le plus souvent aux jambes, par les balles à haute vitesse utilisées par les tireurs d’élite de l’armée israélienne, lors des manifestations du vendredi au voisinage du grillage qui sépare la bande de Gaza d’Israël.
Manifestation le long du mur de séparation entre Gaza et Israël le 21 septembre 2018. © Reuters Manifestation le long du mur de séparation entre Gaza et Israël le 21 septembre 2018. © Reuters
Le sujet n’est pas marginal : depuis les premières manifestations, en mars, près de 180 Palestiniens ont été tués et plus de 5 000 blessés, pour la plupart des jeunes, dont un grand nombre ont été amputés ou resteront estropiés. Cette accumulation de bavures n’est pas un hasard. C’est une stratégie délibérée. Ainsi que le confirme un réserviste, ancien sniper, membre de l’association Rompre le silence qui rassemble des militaires résolus à témoigner sur le comportement de l’armée en Cisjordanie et à Gaza, les consignes sont de sélectionner les meneurs et de viser les jambes. « Les snipers sont équipés et entraînés pour atteindre leur cible jusqu’à 500 mètres. À Gaza, ils tirent sur des manifestants qui sont à 70 mètres d’eux. Ils peuvent donc choisir la partie de la jambe, par exemple le genou, dans laquelle ils vont loger leur balle. »
Ces balles tournoyantes, dont la vitesse atteint 1500 mètres/seconde, font des dégâts catastrophiques, qui rendent souvent l’amputation inévitable, expliquent les chirurgiens palestiniens et étrangers interrogés dans un hôpital de Gaza par les journalistes. Et faute de moyens, seules des prothèses rudimentaires permettant un déplacement minimum sont disponibles.
Alaa, le jeune Palestinien qui rêvait de devenir coureur cycliste professionnel et de représenter son pays dans les compétitions internationales, devra se résigner à vivre le reste de ses jours avec des béquilles. Assiégée, épuisée, soumise à un blocus impitoyable, aux punitions collectives de l’armée israélienne et à l’autorité pesante des islamistes du Hamas qui contrôle le territoire, la population de Gaza est aujourd’hui contrainte de vivre avec cette sinistre réalité : une partie de ses jeunes ne connaîtront rien d’autre qu’une vie d’estropié.
Interrogé par les journalistes à la frontière de Gaza, un officier israélien, porte-parole de l’armée, commence par expliquer, discours banal chez les responsables israéliens, que nombre de blessés filmés par les médias lors des manifestations sont des simulateurs qui se retrouvent sur leurs deux jambes dès qu’ils ne sont plus à portée d’objectifs. Avant de préciser, dans une langue de bois éprouvée, que les soldats agissent avec le plus grand sang-froid et qu’il s’agit pour eux d’empêcher l’infiltration de terroristes du Hamas en Israël.
Rien de très nouveau ni de très surprenant dans tout cela : ces faits ont été documentés en détail, depuis longtemps, dans la presse israélienne indépendante. Et les éléments de langage servis par l’armée n’ont pas varié depuis des années.
Alors pourquoi cette indignation et cette démarche inadmissible de l’ambassade d’Israël. S’il y a, dans le reportage d’« Envoyé spécial », quelque chose de « déséquilibré par rapport à la situation dans la bande de Gaza », comme le déplore l’ambassadrice, si « Israël est mis en avant de façon négative », comme elle l’affirme, est-ce parce que les journalistes ont mal fait leur travail ? Ou n’est-ce pas plutôt parce qu’ils l’ont fait, au contraire, avec humanité et rigueur, captant justement l’insupportable déséquilibre qui existe de fait entre une population en état de totale vulnérabilité face à l’une des plus puissantes armées de la planète, et qu’une telle situation n’est pas de nature à mettre Israël en avant de façon positive ?
Faut-il rappeler que, selon les statistiques réunies par le Centre israélien des droits de l’homme, B’Tselem, le nombre de Palestiniens tués entre janvier 2009 et juin 2018 par l’armée israélienne dans la bande de Gaza atteint 2 878 personnes et que celui des Israéliens tués s’élève à 45 – tous militaires.
Dans sa lettre à Delphine Ernotte, Aliza Bin Noun constate, en jugeant à juste titre cette réalité dangereuse, qu’il existe « un amalgame fréquent et désolant entre Juifs et Israël ». Le problème est que ceux qui ont relayé sa condamnation du reportage et sa démarche auprès de la présidence de France 2, ont tout fait pour entretenir cet « amalgame désolant ». Joël Mergui, président du Consistoire central des communautés juives de France, relève dans sa propre lettre à Delphine Ernotte « le lien existant entre la résurgence de l’antisémitisme en France et la détestation d’Israël alimentée par de tels programmes ». Francis Kalifat, président du Crif, estime que « le service public ne doit pas participer à véhiculer la haine d’Israël, dont on connait les conséquences dramatiques pour les Français juifs ». Sammy Ghozlan, président du Bureau national de vigilance contre l’Antisémitisme (BNVCA), souligne quant à lui que « l’incitation à la haine d’Israël est la source essentielle de l’antisémitisme ».
Claude Barouch, président de l’Union des patrons et professionnels juifs de France (UPJF), a déployé les mêmes arguments, lors d’une manifestation devant le siège de France Télévisions, en dénonçant « ces connards qui ne connaissent rien à Israël », avant de passer la parole à un orateur qui a annoncé la construction prochaine du Troisième Temple sur l’esplanade des Mosquées et invité l’assistance à entonner la Hatikva – l’hymne national israélien. Meyer Habib, enfin, député UDI des Français de l’étranger, ami fidèle et soutien aveugle de Netanyahou, taxe France 2 de « propagande », « d’obsession viscérale anti-israélienne » et l’accuse de « préparer le terrain pour de futures violences antisémites, si ce n’est un attentat contre les juifs de France ». Festival d’amalgames, en effet, et d’arguments fourbus.
Car le discours n’est pas nouveau. Depuis des années, le gouvernement Netanyahou et ses soutiens à l’intérieur comme à l’étranger tentent d’imposer cette nouvelle vérité selon laquelle la critique de la politique d’Israël relève de l’antisémitisme. Emmanuel Macron, lui-même, dans un discours d’une rare maladresse, lors du 75e anniversaire de la rafle du Vél’ d’hiv’, où il avait invité Benjamin Netanyahou, avait apporté sa caution à cette funeste trouvaille politicienne.
L’objectif apparent de cette stratégie de communication est de terroriser – pour l’heure intellectuellement – les observateurs de l’actualité israélo-palestinienne, de les dissuader de critiquer la politique d’Israël, en les menaçant, par exemple, d’être dénoncés comme complices, voire comme instigateurs des violences antisémites. Procédé infâme qui n’appelle qu’une seule réponse : continuer à informer, comme le font chaque jour dans la presse israélienne des journalistes décidés à dire à leurs compatriotes même ce qu’ils n’ont pas envie de savoir.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."