par fernando » 16 Oct 2020, 16:53
Mediapro souffle un vent de panique sur le football français
La multinationale, qui devait propulser le foot français dans une autre dimension, veut renégocier les droits télé, quitte à pousser le secteur à la faillite.
Un spectre hante le football professionnel français, celui de la faillite. Déjà malmenés par l’arrêt prématuré de la saison dernière, dû à la pandémie de Covid-19, les clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 se retrouvent au cœur d’une tourmente provoquée par le nouveau diffuseur, Mediapro. Le même qui devait propulser le foot français dans une autre dimension.
Censé verser chaque année 814 millions d’euros – entre 2020 et 2024 – à la Ligue de football professionnel (LFP), le groupe sino-espagnol a décidé de ne pas s’acquitter de sa deuxième facture des droits télévisés – 172 millions d’euros, début octobre. Puis, par l’intermédiaire de son patron, l’Espagnol Jaume Roures, Mediapro a réclamé une ristourne, arguant de la crise liée au contexte sanitaire.
Situation critique pour les clubs
La LFP a refusé de céder aux exigences du détenteur des droits, qui a lancé, en août, sa chaîne, Téléfoot, dans l’Hexagone. Dans une lettre aux clubs, rendue publique jeudi 15 octobre par le journal L’Equipe, le directeur général exécutif de la Ligue, Arnaud Rouger, a riposté, menaçant de rompre le contrat si « une issue favorable » n’était pas trouvée avec Mediapro. Pour les clubs, à qui la Ligue devait reverser les recettes de retransmission audiovisuelle samedi 17 octobre, la situation est critique.
Pour permettre à ces derniers, déjà privés de recettes de billetterie et pénalisés par un mercato atone, de tenir le choc, le président de la LFP fraîchement élu (le 10 septembre), Vincent Labrune, a souscrit un prêt de 120 millions d’euros auprès d’une banque étrangère – 50 millions supplémentaires seront également apportés en fonds propres. Un emprunt qui s’ajoute à celui de 224,5 millions d’euros – garanti par l’Etat en mai – pour pallier l’arrêt prématuré de la saison. Un troisième prêt pourrait intervenir, « du même ordre que le deuxième », selon les informations de L’Equipe, si Mediapro campe sur sa position, l’échéance suivante étant le 5 décembre.
« A un moment, les clubs n’auront plus la trésorerie pour payer les salaires », Philippe Piat, président de l’Union nationale des footballeurs professionnels
Devant cette situation précaire, et alors que les annonces d’Emmanuel Macron, mercredi 14 octobre, condamnent nombre d’entre eux au huis clos, en tout cas pour les affiches après 21 heures, la majorité des clubs professionnels français préfère garder le silence radio. Selon nos informations, l’Union des clubs professionnels de football a enjoint à ses membres de rester discrets sur ce sujet périlleux. Et rares sont ceux qui sortent du bois.
Président de l’AC Ajaccio, Christian Leca a répondu au Monde au sortir d’une réunion à la LFP, mercredi. Dix-neuvième de Ligue 2 après sept journées de championnat, le club corse fait partie des budgets les plus modestes (9 millions d’euros), premières victimes présumées en cas de scénario catastrophe. A Ajaccio, les droits télé représentent « beaucoup », « plus de 60 % des revenus du club », mais pas question pour Christian Leca de céder à la panique. « Il y a un contrat, et ça ne se défait pas comme ça. Mediapro essaie de le renégocier, mais c’est leur problème. »
« Les dés sont pipés »
Tous ne sont pas aussi sereins. « La Ligue nous dit : “On va vous payer 30 % de ce qu’on vous doit, et on espère vous verser le reste à la fin du mois”, relate au Monde Philippe Caillot, président délégué du Angers SCO (Ligue 1). Sauf que nous, on a des salaires à payer à partir du 20, et il n’y a pas que les joueurs. » Le président de Clermont (Ligue 2), l’homme d’affaires suisse Ahmet Schaefer, joint par Le Monde, se dit plus inquiet pour les autres que pour son club, qu’il a racheté en mars 2019 : « Grâce aux transferts réalisés cet été [la vente, pour 10 millions d’euros, du buteur Adrian Grbic], nous aurons pendant quelques mois la possibilité d’absorber des pertes. La situation pourrait être plus sévère pour d’autres clubs qui ont déjà dépensé l’argent qu’ils n’avaient pas encore touché… »
S’il peut entendre les soucis financiers rencontrés par Mediapro, Philippe Caillot regrette le timing de l’annonce. « Ils ont attendu la fin du mercato ! A Angers, on a pris le risque calculé d’augmenter la masse salariale de 20 %, en pensant s’y retrouver. Et dès la clôture du mercato, on apprend que les dés sont pipés… »
Le risque est réel. Appâté par l’énorme gâteau de Mediapro – qui faisait de la Ligue 1 l’égal des grands championnats européens –, le football français a choisi de faire confiance, en 2018, au groupe espagnol, dont le fonds chinois Orient Hontai Capital détient 54 % du capital. Un acteur pourtant recalé par la Serie A italienne, faute de garanties suffisantes. « Il n’y a jamais de contrat sans risque mais, comme c’était une période euphorique, ils ont été sous-évalués », souligne l’ancien président de Lille Michel Seydoux, qui avait participé aux deux appels d’offres précédents.
Une réaction en chaîne
« Il y a un danger de faillite à cause d’un manque de trésorerie de certains clubs, avertit le spécialiste en droits sportifs Pierre Maes. Les clubs les plus dépendants des droits télé pourraient être les plus atteints. » Et plusieurs équipes pourraient se trouver au bord du précipice si rien n’est fait. « On va vite arriver à un moment où les clubs n’auront plus la trésorerie nécessaire pour payer les salaires, et ça peut provoquer une réaction en chaîne très inquiétante », redoute Philippe Piat, président de l’Union nationale des footballeurs professionnels.
« Ce coup dur ne doit pas être un coup fatal pour les clubs sains, nuance Max Marty, le directeur général de Grenoble (Ligue 2). En revanche, pour ceux qui étaient déjà mal hier et comptaient sur ces droits pour aller mieux… » Ayant rejoint un club qui s’efforce de ne pas renouveler ses erreurs – une relégation administrative en 2011 –, M. Marty espère que cette « crise permettra à tout le monde de redescendre sur terre ».
Si le football français a vu plusieurs de ses clubs majeurs flirter avec la faillite – Bordeaux en 1991 ou Marseille en 1994 –, le plus souvent, un repreneur s’est porté au chevet de l’enfant malade. Comme le groupe Canal en 1991, sauvant du dépôt de bilan le PSG.
L’éditorial : Le modèle du foot français au piège de Mediapro
Ancien président historique du Racing Club de Lens (Ligue 1), Gervais Martel s’agace de ce climat de peur : « Il faut rester calme. La situation est préoccupante mais, entre la préoccupation et la catastrophe, il y a un pas énorme. » Comme lui, son ancien rival lillois Michel Seydoux comprend l’attitude du nouveau diffuseur : « A cause du Covid, entre le moment où Mediapro a acheté les droits et aujourd’hui, leur valeur n’est plus la même. On peut comprendre cette requête, mais ça ne veut pas dire qu’on doive l’accepter. »
En alerte rouge, la France du football redoute que le mur porteur des droits télévisés ne s’écroule, ce qui entraînerait une réaction en cascade sur le foot amateur et le sport français dans son ensemble, financés pour une partie par l’élite. Et, à défaut de dénouement positif, mise sur un « sauvetage » instigué par des acteurs historiques – à commencer par le groupe Canal ou les Qataris de BeIN Sports.
« Même si Mediapro se casse la figure, c’est impensable qu’un autre diffuseur ne prenne pas en charge les droits télé », Christian Leca, président du club d’Ajaccio
En théorie, la LFP est supposée récupérer ses droits télévisés au bout de trente jours de retard de paiement, mais la procédure de mandat ad hoc enclenchée par Mediapro auprès du tribunal de commerce de Nanterre fige la situation, dans l’attente d’une négociation. « Il reste deux possibilités, conclut Arnaud Rouger dans sa lettre aux clubs. Soit une issue favorable est trouvée avec Mediapro, soit il faudra envisager la reprise du contrat par d’autres opérateurs. »
« Il y aura un accord, ça ne peut pas s’écrouler comme ça du jour au lendemain. Mais, obligatoirement, on va y laisser des plumes », témoigne l’Angevin Philippe Caillot. « Il y a tellement d’intérêts en jeu et une obligation de résultat, donc tout le monde va y mettre du sien », anticipe Michel Seydoux. Selon lui, l’actionnaire chinois de Mediapro – et au-dessus de lui l’Etat chinois – pourrait jouer « un rôle très important » dans ce dossier. « Je ne pense pas que les Chinois accepteront de perdre la face vis-à-vis de la France pour 4 milliards d’euros [soit, peu ou prou, la somme due pour les droits 2020-2024] », continue M. Schaefer, qui a travaillé pour la société MP & Silva, spécialisée dans les droits TV. Si l’Elysée a exclu, mercredi, d’intervenir auprès de Mediapro, la France suit le dossier avec attention et « fera tout pour éviter la faillite » d’un club.
« Même si Mediapro se casse la figure, il est impensable qu’un autre diffuseur ne prenne pas en charge les droits télé, conclut l’Ajaccien Christian Leca. Ils seront peut-être revus à la baisse, mais il y aura toujours des droits télé : le foot, c’est bien connu, c’est “l’opium du peuple”. » Et personne, dans le milieu, n’envisage vraiment que l’on prive le public de ce pain et de ces jeux.
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