par fernando » 14 Juin 2021, 13:40
Ligue 1 : trois questions sur le modèle d’Amazon en France, après l’attribution de 80 % des matchs au groupe américain
L’arrivée, à la surprise générale, du diffuseur dans le championnat français soulève des enjeux inédits de rentabilité, de concurrence et de visibilité pour les clubs.
L’arrivée d’Amazon a secoué le paysage audiovisuel français en raflant 80 % des matchs du championnat de Ligue 1. « C’est la surprise du chef. Et la prise de pouvoir des services “over the top” − qui passent par Internet − sur les chaînes traditionnelles, qui utilisent les canaux hertziens », estime Nicolas Rotkoff, ex-responsable des droits sportifs chez Altice et conseiller pour l’appel d’offres Ligue 1 de DAZN, sorte de « Netflix du sport ».
Selon nos informations, la Ligue de football professionnel a recontacté le géant du numérique il y a trois semaines, estimant que Canal+ avait baissé son offre fixe à 530 millions d’euros, bien en dessous des 600 millions réclamés par la Ligue. « Notre offre a toujours été la même avec une part fixe et du variable », conteste-t-on chez Canal+. Amazon s’était déjà porté candidat dans l’appel d’offres infructueux de février, mais seulement sur les dix meilleures affiches. L’entreprise américaine s’est laissée convaincre par la Ligue qu’il y avait un coup à jouer en achetant l’ensemble des matchs de l’éphémère Mediapro, finalement remportés à prix cassé (250 millions contre 780 pour l’Espagnol). Jamais Amazon n’avait acheté des droits sportifs d’une telle ampleur. Cette percée attire déjà des questions, notamment sur son modèle, différent de celui des autres diffuseurs.
Quelle sera la visibilité du football français ?
L’exposition des matchs est cruciale pour les clubs de Ligue 1, car elle détermine le sponsoring, soit 21,7 % de leurs recettes en 2018-2019 (414 millions d’euros). Les marques qui payent pour apparaître sur les maillots ou en bord de terrain veulent être vues.
Certains – dont Canal+ – mettent en doute la capacité d’Amazon à toucher un large public. « Les chiffres extrêmement bas d’audience de Roland-Garros sur Amazon font passer sur la Ligue 1 le risque de l’invisibilité », a écrit samedi 12 juin dans L’Equipe Vincent Duluc, journaliste spécialiste du football. Un tiers des foyers français reçoit la télévision par la TNT ou le satellite, et n’a donc pas accès au service Prime Video sur son téléviseur. Côté fournisseurs Internet, celui-ci n’est préinstallé que sur les boxes les plus récentes d’Orange, Bouygues, SFR ou Free.
Mais à la Ligue, on rétorque que « 100 % des foyers sont connectés à Internet, et que 70 % des téléviseurs sont connectés ». Et Amazon assurait vendredi avoir été « encouragé par l’accueil qu’a reçu la diffusion de Roland-Garros auprès de nos abonnés ». « Comme tout nouveau diffuseur, la plate-forme est attendue au tournant mais, pointe un connaisseur du marché, elle ne part pas de zéro comme Mediapro. » Amazon aurait déjà « 9 à 11 millions d’abonnés à son service de fidélité Prime en France », selon une source.
Le modèle économique d’Amazon dans les droits sportifs est-il pérenne ?
Jusqu’ici, les droits sportifs achetés par Amazon – football en Angleterre, en Allemagne et en Italie, football américain aux Etats-Unis, tennis au Royaume-Uni et en France – ont été inclus dans son service de fidélité Prime. « Le modèle de Prime est unique. S’abonner donne droit à de nombreux avantages, pas seulement du sport, mais aussi des livraisons rapides, des séries et des films, de la musique, des jeux vidéo… », expliquait le 26 mai au Monde le responsable des achats de sport pour l’Europe, Alex Green.
Amazon gagne de l’argent avec les abonnements à Prime (en France, 49 euros/an ou 5,99/mois) mais aussi sur l’e-commerce : aux Etats-Unis, les foyers abonnés dépensent deux fois plus, soit 3 000 dollars par an, selon la banque Morgan Stanley, citée par le New York Times. Mais pour la Ligue 1, Amazon a annoncé « plus de détails sur le prix » dans les prochaines semaines, suggérant une possible adaptation de son modèle. L’entreprise pourrait-elle augmenter le prix de Prime, plus faible qu’au Royaume-Uni ou aux Etats-Unis ? Amazon pourrait aussi lancer une chaîne vendue à part, dédiée aux matchs que le distributeur ne comptait pas acheter au départ, affirme un connaisseur du secteur.
Pour Amazon, le divertissement est une activité secondaire, comme pour les opérateurs télécoms. Or, AT&T, Altice (RMC Sport) ou BT ont tous acheté des droits sportifs et des séries pour attirer des abonnés mais en sont revenus. « La vidéo est un avantage apprécié des abonnés Prime ou un projet vaniteux à plus milliards pour Amazon ? », demandait récemment la chroniqueuse du New York Times Shira Ovide après le rachat du studio MGM par l’entreprise. En 2017, certains cadres en interne « trouvaient peu de corrélations entre le visionnage de contenus et les habitudes d’achat » mais « Jeff Bezos avait simplement envie de faire des séries et des films », a écrit le journaliste Brad Stone dans Amazon Unbound. M. Green – qui gérait les achats de sport chez BT – se dit, lui, confiant dans le modèle d’Amazon et note que Prime a battu ses records de recrutement d’abonnés au Royaume-Uni les jours de matchs.
La concurrence est-elle loyale ?
Le bouquet de services Prime a attiré l’attention de la FTC, le gendarme de la concurrence américain, rapportait le site Recode en 2019. La politique de prix est-elle loyale envers les concurrents dont un de ces services est l’activité principale (comme Canal+, Spotify, Netflix…) ? Amazon pourrait les mettre en danger en maintenant des prix très bas, grâce à ses autres revenus (e-commerce, hébergement en ligne…). Cette question des subventions croisées entre activités est courante dans les groupes diversifiés et prouver qu’une entreprise vend à perte est très difficile. Mais l’offensive d’Amazon dans le sport et les contenus pourrait au minimum pousser les concurrents et les régulateurs à demander davantage de transparence sur son modèle.
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