par fernando » 18 Jan 2019, 16:01
Manifestations: en finir avec ces armes qui mutilent
17 janvier 2019 Par Carine Fouteau
Selon plusieurs décomptes, une centaine de « gilets jaunes » ont été grièvement blessés, principalement par des tirs de flashball et de grenades explosives, au cours de la mobilisation. Depuis une dizaine d’années, les victimes de ces armes, dont la dangerosité est unanimement reconnue, en demandent l’interdiction. Il est temps que l’État les entende et comprenne que la stratégie d’escalade dans laquelle il a engagé les forces de l’ordre mène au pire.
Des mains arrachées, des visages brisés, des hanches déformées, par dizaines, voire par centaines. Après neuf semaines ininterrompues de mobilisation des « gilets jaunes », l’usage immodéré d’armes invalidantes (flashball, grenades explosives, etc.) par les forces de l’ordre a provoqué d’innombrables blessures, pour certaines irréversibles, parmi les manifestants. Jamais autant de munitions n’ont été tirées en un laps de temps si court en France durant la dernière décennie. Jamais autant de personnes ne se sont retrouvées projetées à terre, ensanglantées, une partie de leur corps amputée.
Lors de l’acte IX, à Bordeaux, Olivier B., un gilet jaune, pompier volontaire, a été touché à la tête. Hospitalisé, il a été opéré et placé dans un coma artificiel. À Marseille, une femme de 80 ans, Zineb Redouane, a été tuée par une grenade lacrymogène reçue en plein visage le 1er décembre, alors qu’elle se tenait à sa fenêtre. Combien de victimes faudra-t-il déplorer pour que soient repensées les modalités d’intervention des forces de l’ordre et mis en cause l’usage des armes les plus dangereuses auxquelles la France est l’un des rares pays européens à recourir dans le cadre de manifestations ?
Face à un mouvement qui ne s’est pas laissé convaincre par les quelques concessions faites par le gouvernement, l’État a tranché en faveur de la répression, attisant la violence dans le camp des gilets jaunes. Sur le terrain, le changement de tactique a été sensible dès le 8 décembre 2018. Plutôt que d’éviter la confrontation, selon la doctrine en vigueur ces dernières années, les forces de police se sont vu ordonner d’aller au contact : en plus des arrestations massives en amont de la manifestation, les manifestants ont subi des charges « préventives » et des tirs intempestifs de flashball destinés à les disperser, comme l’a observé notre journaliste Karl Laske, qui a couvert la plupart des « actes » de la mobilisation parisienne.
Dans la surenchère, le premier ministre Édouard Philippe, début janvier, a annoncé l’examen d’une loi susceptible d’entraver profondément le droit de manifester, en étendant la responsabilité civile des casseurs, en sanctionnant l’absence de déclaration de manifestation, en réprimant comme un délit le fait de porter une cagoule et en autorisant l’interpellation « préventive » de manifestants préalablement fichés.
Ce choix de l’escalade, antidémocratique et contre-productif, est la pire des solutions. Car outre qu’il crée les conditions de l’exaspération et du débordement du côté des gilets jaunes, l’usage débridé des armes dites sublétales (dans le doux jargon administratif) trahit la mission de protection des citoyens confiée aux forces de l’ordre. Qu’un État en vienne à mutiler la population doit être considéré comme un marqueur de la régression, pour ne pas dire de la nécrose, démocratique actuelle.
Ce jeudi, le Défenseur des droits a demandé la « suspension » du recours au flashball, sous la forme actuelle du LBD 40, lors des manifestations. Il avait préconisé en décembre 2017 son interdiction. « Une mise en œuvre du maintien de l’ordre plus protectrice des libertés est la condition d’une gestion plus apaisée », rappelait Jacques Toubon, dans un rapport qui fait toujours référence. « L’ordre public, ajoutait-il, est constitutif de la démocratie, il doit permettre de conforter les droits fondamentaux, il ne saurait en être l’antagoniste. »
À cette époque-là, il n’y a donc pas si longtemps, le préfet de police de Paris Michel Delpuech en était lui aussi convaincu : il avait d’ailleurs annoncé « avoir pris la décision d’interdire l’usage du LBD 40 dans les opérations de maintien de l’ordre, au regard de sa dangerosité et de son caractère inadapté dans ce contexte ». Il semble que les autorités aient depuis changé d’avis. La question, en cet hiver 2018-2019, est plus que jamais à l’ordre du jour. Compte tenu des ravages corporels qu’elles ont également provoqués au cours des dernières semaines, il est tout aussi urgent d’élargir la réflexion de l’interdiction à l’ensemble des armes mutilantes, notamment les grenades explosives.
Il est temps d’entendre la parole des ONG et des collectifs de victimes, issues pour beaucoup des quartiers populaires, qui depuis une dizaine d’années en demandent l’interdiction. En accueillant dans son live du 16 janvier des blessés de la mobilisation des gilets jaunes, comme Antoine Boudinet, ce jeune homme de 26 ans dont la main droite a été arrachée par une grenade, et Lola Villabriga, une jeune femme de 19 ans atteinte au visage par un tir de flashball, Mediapart a voulu mettre en lumière les effets dramatiques de cette violence dont la responsabilité est imputable à l’État.
En écoutant ces témoignages, le déni dans lequel s’est enfermé le gouvernement apparaît insupportable. Pour rappel, en déplacement à Carcassonne dans l’Aude le 15 janvier, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner a froidement déclaré qu’« aucun policier, aucun gendarme » n’avait « attaqué des “gilets jaunes” ». Des violences policières, il n’en a « jamais vu ».
L’interdiction des lanceurs de balles de défense (LBD) et des grenades explosives – les GLI-F4, dites « assourdissantes », qui contiennent une charge de TNT – est une nécessité, car les conditions d’emploi de ces armes sont incompatibles avec le contexte des manifestations. Depuis le début de la mobilisation des gilets jaunes, elles sont pourtant massivement utilisées.
Cette situation découle de la décision du gouvernement de militariser la stratégie du maintien de l’ordre. Des armes inédites dans les manifestations ont fait leur apparition. Dans une enquête publiée le 16 janvier, Mediapart a ainsi révélé que le directeur central des CRS avait bel et bien autorisé l’usage de fusils d’assaut, des HKG 36, armes de guerre de fabrication allemande, à partir du 12 janvier.
La radicalisation était déjà patente avec la sortie des blindés dans les rues de Paris et l’engagement de « forces mobiles », en principe dédiées à l’interpellation, se consacrant en réalité à la dispersion des manifestants par l’emploi de LBD 40 et de grenades explosives. À la veille de Noël, un appel d’offres révélé par Le Canard enchaîné et le blogueur Jean-Marc Manach a même été lancé pour l’achat de 1 730 LBD supplémentaires, parmi lesquels 450 tirant en rafale.
Cette militarisation s’est mécaniquement traduite par l’usage pléthorique de munitions. Au cours de la seule journée du samedi 1er décembre, le ministère de l’intérieur a reconnu avoir employé 1 193 projectiles en caoutchouc, 1 040 grenades de désencerclement et 339 grenades GLI-F4. Il n’a plus rendu publiques ces données depuis.
« Un degré de dangerosité disproportionnée au regard des objectifs de maintien de l’ordre »
Les conséquences humaines sont désastreuses. Depuis le début du mouvement, le journaliste David Dufresne, auteur de l’enquête Maintien de l’ordre (Fayard, 2013), a recensé plus de 300 cas de violences policières. Il les a signalés au fur et à mesure au ministère de l’intérieur, qui ne peut donc pas ne pas savoir.
Le site Désarmons-les du Collectif contre les violences d’État a dénombré 97 personnes grièvement blessées par les forces de l’ordre, parmi lesquelles 17 ont perdu un œil et 4 ont eu la main arrachée. Libération aboutit à un résultat assez proche. En six semaines, ce bilan est supérieur à celui des dix dernières années d’usage des flashball en France. Le directeur de la police nationale, Éric Morvan, a lui-même admis que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) avait reçu 200 signalements et qu’elle était saisie de 78 dossiers par le parquet.
Pour justifier l’usage de cet arsenal, Christophe Castaner met en avant la « violence extrême » des manifestants. « On a des gens qui viennent provoquer, agresser, voire même tuer », affirme-t-il. « Quand elles [les forces de l’ordre] sont effectivement acculées, elles utilisent des moyens », ajoute-t-il, se faisant le garant de l’usage proportionné de la force.
Mais le rappel au règlement effectué le 15 janvier par le patron de la police nationale sonne comme un démenti. Dans un télégramme révélé par France 3, il souligne en effet que « les intervalles de distance […] doivent être respectés » et que le « policier manipulant le LBD 40 […] ne doit viser exclusivement que le torse ainsi que les membres supérieurs ou inférieurs ». Autrement dit : pas la tête.
En réalité, le cadre légal ne peut pas être respecté. Avant de tirer sur un supposé émeutier, il est prévu que le policier s’assure que « les tiers éventuellement présents se trouvent hors d’atteinte, afin de limiter les risques de dommages collatéraux. Il prend également en compte le fait que l’efficacité du dispositif est fonction d’un certain nombre de paramètres (distance de tir, mobilité de la personne, vêtements épais ou non, etc.) ».
Or au cours d’une manifestation, les personnes ciblées sont par définition le plus souvent groupées et mobiles. Par conséquent, il est plus que probable que le point visé ne soit pas atteint. « Dans le cadre d’un rassemblement sur la voie publique, notait le Défenseur des droits dans son rapport de décembre 2017, le lanceur de balle de défense ne permet ni d’apprécier la distance de tir, ni de prévenir les dommages collatéraux. »
Le rapport soulignait que même en cas de respect de la doctrine d’emploi, l’arme pouvait provoquer de graves blessures comme la perte d’un œil, « qui confère à cette arme un degré de dangerosité disproportionnée au regard des objectifs de maintien de l’ordre ».
La dangerosité de ces armes est connue de tous, y compris des forces de l’ordre. Le manuel d’utilisation du LBD rappelle ainsi que « les risques lésionnels [sont] plus importants en deçà de 10 mètres ». Le guide du fabricant suisse Brügger & Thomet précise que la tête ne doit pas être visée. À la différence du lanceur de balle de défense de marque Flash-Ball qu’il a progressivement remplacé, le LBD 40 est classé dans les armes de première catégorie, c’est-à-dire les armes de guerre, comme l’a fait remarquer le fabriquant du Flash-Ball Verney-Carron.
Dans sa note adressée aux forces de l’ordre, Éric Morvan a également évoqué l’après-tir. « Dès que l’environnement opérationnel le permet, il convient de s’assurer de l’état de santé de la personne et de la faire prendre en charge médicalement si son état de santé le justifie. » Or de nombreux témoignages ont montré que le souci des blessés n’était pas la priorité des tireurs.
L’usage du LBD 40 et des grenades explosives GLI-F4 n’est pas une fatalité. Concernant les matériels, des solutions alternatives existent par exemple en Allemagne, où les armes incapacitantes ou trop dangereuses ne sont pas utilisées. Comme dans la plupart des pays européens, les armes tirant des balles en caoutchouc sont exclues des dispositifs de maintien de l’ordre.
Rejetant y compris l’usage des grenades lacrymogènes, les policiers allemands s’appuient essentiellement sur les canons à eau, et le déploiement des policiers en grand nombre, pour disperser les manifestants radicaux. Les autorités recourent aussi à des privations de liberté via des placements en rétention, mais la doctrine en vigueur face aux cortèges est celle de la « désescalade », l’objectif étant de désamorcer au plus tôt les situations conflictuelles.
La force comme ultime recours : c’est le choix inverse qu’a fait l’exécutif français, au péril de l’intégrité physique des manifestants, au péril du droit de manifester.
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