par fernando » 04 Mars 2024, 14:13
En Pologne, l’ampleur inédite du déploiement du logiciel espion Pegasus par le précédent pouvoir provoque un scandale politique
La nouvelle majorité libérale a mis en place une commission d’enquête parlementaire pour faire la lumière sur l’utilisation du logiciel espion par le parti national conservateur Droit et justice (PiS), au pouvoir entre 2015 et 2023.
L’affaire est d’ores et déjà considérée par de nombreux observateurs comme le scandale politique le plus important en Pologne depuis la chute du communisme, celui qui symbolise le mieux les dérives autoritaires du parti national conservateur Droit et justice (PiS), au pouvoir entre 2015 et 2023. L’utilisation du logiciel espion Pegasus, redoutable outil d’infiltration des smartphones, par les services de renseignement de la formation de Jaroslaw Kaczynski, l’ex-homme fort du pays, sera au cœur d’une commission d’enquête parlementaire, dont les travaux ont commencé le 19 février. Parmi les premiers témoins cités à comparaître : Jaroslaw Kaczynski lui-même, dont l’audition est prévue le 15 mars, l’ancienne cheffe du gouvernement Beata Szydlo, les ex-ministres de la justice et de l’intérieur Zbigniew Ziobro et Mariusz Kaminski.
« L’objectif de nos travaux est d’amener à l’ouverture d’enquêtes judiciaires, que les responsables d’abus de pouvoir répondent de leurs actes, affirme au Monde la présidente de la commission d’enquête, Magdalena Sroka, du parti conservateur PSL. Nous avons toutes les raisons de penser que le système Pegasus fonctionnait en dehors de tout cadre légal, aussi bien pour des affaires de nature criminelle que dans des cas aux preuves peu crédibles, motivés par des raisons politiques. »
Depuis sa mise au grand jour en décembre 2021 par l’agence Associated Press, sur la base d’informations fournies par l’organisation canadienne Citizen Lab, l’affaire de l’utilisation en Pologne du logiciel controversé de la société israélienne NSO Group ne cesse d’électriser l’opinion publique et la classe politique. Les révélations successives de la presse polonaise amènent au constat que, parmi les démocraties occidentales, l’ampleur de l’usage de cet outil avait, dans le pays, un caractère inédit.
Il s’agirait de près de 7 000 licences acquises (donnant le droit à autant d’« infections » unitaires) pour plusieurs centaines de personnes visées, dont de nombreux membres de premier plan de l’opposition démocrate, qui luttait à l’époque avec le PiS pour le respect des normes de l’Etat de droit. Certains membres de la commission d’enquête évoquent jusqu’à une centaine de cas « douteux ».
Ces circonstances ont amené le gouvernement israélien à retirer les licences du logiciel au gouvernement polonais, un mois avant que l’affaire n’éclate au grand jour – il en a fait de même, alors, pour le gouvernement hongrois.
Figures de premier plan
La liste des personnes visées connue à ce jour, qui comporte une vingtaine de noms, parle d’elle-même. Certains cas sont particulièrement emblématiques. Tout d’abord, celui de Krzysztof Brejza, le chef de campagne de la Plate-forme civique (centre droit), alors principal parti d’opposition, dont le téléphone a été infecté à quarante reprises pendant les campagnes électorales européennes et législatives, entre mars et octobre 2019. Ensuite, celui de Roman Giertych, avocat parmi les plus influents de Varsovie et représentant de nombreux poids lourds politiques et hommes d’affaires libéraux, dont l’ancien et actuel premier ministre Donald Tusk, l’ancien et actuel ministre des affaires étrangères Radoslaw Sikorski, ou l’ex-ministre des finances Jacek Rostowski.
Sur la liste des personnes touchées également, la procureure Ewa Wrzosek, une des critiques les plus virulentes de la politisation de l’appareil judiciaire par le PiS, et qui enquêtait sur l’élection présidentielle avortée du printemps 2020, que le parti au pouvoir voulait imposer en pleine pandémie de Covid-19, en dehors de tout cadre légal.
Le téléphone de Jacek Karnowski, maire libéral de la ville de Sopot, a également été infecté pendant qu’il se trouvait au cœur des négociations du « pacte sénatorial », la liste commune des partis d’opposition pour les élections à la Chambre haute en 2019. Enfin, apparaît le nom de Michal Kolodziejczak, actuel vice-ministre de l’agriculture et ancien leader du mouvement de protestation paysanne Agrounia. Ces profils ont fait titrer à la presse que « le scandale du Watergate fait à côté figure de jeu d’enfant ».
Au-delà de ces figures de premier plan, on retrouve également d’anciens ministres des premiers gouvernements de Donald Tusk (2007-2014), trois anciens généraux de l’armée polonaise à la retraite, dont deux lobbyistes pour des firmes d’armement américaines, le président d’une des principales organisations patronales, mais aussi nombre de représentants du PiS. Le 29 février, le site d’information Onet a révélé la surveillance de Daniel Obajtek, directeur général du géant pétrolier public Orlen entre 2018 et 2024, et poulain politique de Jaroslaw Kaczynski. Des doutes apparaissent aussi sur la surveillance du premier ministre en fonctions d’alors, Mateusz Morawiecki (même si, dans son cas, l’utilisation de Pegasus n’est pas avérée).
Un « tribunal politique »
Parmi les personnes surveillées, certaines faisaient l’objet d’enquêtes pour des soupçons de détournements de fonds, de corruption ou de trafic d’influence. Rares sont celles qui ont fait l’objet de poursuites, aucune condamnation n’a été prononcée.
Autre certitude : le système fonctionnait en Pologne de manière illégale, comme le souligne Magdalena Sroka : « Le logiciel a été acquis par l’intermédiaire du Fonds pour la justice, un outil spécial hors budget, censé aider victimes et témoins du système judiciaire. Or la législation encadrant le Bureau central anticorruption indique qu’il ne peut en aucun cas être financé par des fonds autres que le budget de l’Etat. » De même, le logiciel Pegasus ne possédait pas de certification de l’Agence de sécurité intérieure polonaise, sans laquelle tout nouvel outil à disposition des services de renseignement ne peut fonctionner légalement.
Les responsables de l’époque, au premier rang desquels l’ancien ministre de l’intérieur Mariusz Kaminski, se défendent en indiquant que « les services de renseignement ont toujours fonctionné dans le cadre de la loi ». Il précise que « les requêtes des enquêteurs étaient transmises au parquet et, conformément aux procédures, validées par des magistrats indépendants ». Les ténors du PiS dénoncent une « commission d’enquête aux allures de tribunal politique ».
Mais nombre de magistrats s’indignent du caractère illusoire de ce contrôle judiciaire, car les juges n’avaient pas conscience de l’existence d’un outil de surveillance si sophistiqué. Le juge Igor Tuleya, du tribunal du district de Varsovie, précise ainsi que « quand un magistrat donne son accord à une mise sous surveillance, il l’accorde toujours pour une période limitée. Or, le logiciel Pegasus aspire tout l’historique d’un téléphone jusqu’à des années en arrière. La nature de ce logiciel est de fait incompatible avec le droit polonais ». Selon le juge, qui exprime une opinion largement partagée dans le milieu, « les services spéciaux ont trompé et exploité les magistrats pour tenter de légaliser des agissements qui ne pouvaient l’être ».
Collusion avec les médias publics
Une autre spécificité polonaise relève de la collusion avérée entre des services de renseignement et les médias publics, qui étaient à l’époque du PiS les relais d’une brutale propagande gouvernementale. Nombre d’informations obtenues à l’aide du logiciel, notamment des correspondances SMS ou e-mail, ont été rendues publiques sous des formes manipulées par la télévision publique. Cette dernière a organisé sur ces bases des campagnes de discrédit, visant notamment le chef de campagne de la Plate-forme civique Krzysztof Brejza ou l’avocat Roman Giertych. M. Brejza a entamé depuis deux ans une vaste bataille judiciaire avec les médias gouvernementaux qui l’a amené à gagner sept procès.
Magdalena Sroka indique que la commission d’enquête, qui aura la délicate tâche d’examiner nombre de documents classés confidentiels, travaillera à déterminer tous les cas de nature politique. Mais cette ancienne policière souligne aussi qu’un des objectifs sera de recommander un cadre légal pour l’utilisation du système Pegasus. « Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain, indique-t-elle. Les forces de l’ordre ont besoin des outils les plus sophistiqués pour traquer les crimes les plus graves ou la menace terroriste. Mais ces activités doivent être strictement encadrées. » Les députés s’attendent à un travail de longue haleine, dont seule une partie pourra être rendue publique.
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