par fernando » 01 Mars 2018, 21:25
for didn't read lol purpose : un article intéressant et assez juste sur le quartier de Fives, publié dans Médiaprout
Après la mort de Selom et Matisse, le quartier de Lille-Fives s’interroge sur sa double identité
10 FÉVRIER 2018 PAR JÉRÔME HOURDEAUX
La mort des deux jeunes, fauchés par un train alors qu’ils fuyaient la police en décembre dernier, a profondément marqué le quartier populaire de Fives, à Lille. Elle est intervenue dans un contexte de tensions croissantes entre certains jeunes et une partie des habitants qui, depuis un an, réclament une plus forte présence policière. Ce drame résume l’histoire de ce quartier en voie de gentrification après des années d'abandon.
Lille, de notre envoyé spécial.- « Pourquoi les jeunes fuient-ils quand ils voient la police ? » Cette question était sur toutes les lèvres lors de la marche blanche organisée le samedi 13 janvier en mémoire de Selom, 20 ans, et Matisse, 17 ans, fauchés par un train le 15 décembre dernier dans le quartier de Fives à Lille.
Ce jour-là, Selom, Matisse, Ashraf et Aurélien traînent dans la cité Saint-Maurice, derrière laquelle passe une voie ferrée. Selon la version des faits donnée par Aurélien sur France 3, les amis sont là, « tranquillement à fumer un petit joint ». Six policiers de la Brigade spécialisée de terrain (BST) seraient alors arrivés « matraques à la main » et auraient foncé sur eux. Les amis prennent alors peur, s’enfuient et escaladent un mur derrière la cité. Là, un TER passe et happe les quatre jeunes.
L’affaire met immédiatement ce quartier populaire lillois en ébullition. D’autant que, dans un premier temps, le procureur de la République affirme qu’aucune patrouille de police n’était présente au moment du drame. Le samedi 16 décembre quelques violences éclatent et six voitures sont brûlées par une trentaine de jeunes.
Il faudra plus d’une semaine pour que le ministère public fasse marche arrière. Des policiers de la BST étaient bien présents. Mais, affirme le procureur, ils avaient été appelés pour une bagarre, terminée à leur arrivée et ils n’ont procédé à aucun contrôle ni poursuivi les jeunes. Pour beaucoup, l’affaire ressemble beaucoup à celle de Zyed et Bouna, morts dans un poste électrique à Clichy-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, alors qu’ils fuyaient la police. Les émeutes de 2005 sont dans toutes les têtes.
Lors de la marche blanche du 13 janvier, une banderole de tête de cortège le rappelle : « Hier Zyed et Bouna. Aujourd’hui Selom et Matisse. » Mais un mois après les faits, le quartier s’est apaisé. Aucune voiture n’a brûlé depuis le 18 décembre. Et, le jour de la marche, la présence policière est relativement discrète.
Le cortège, qui a défilé entre la place Pierre-Degeyter et la cité Saint-Maurice, s’est avancé dans le calme, les forces de l’ordre restant à distance des quelques centaines de personnes (entre trois cents et cinq cents) ayant répondu à l’appel des familles et du collectif CRIME Lille (Contre la répression des individus et des mouvements d’émancipation).
Quant à la question, « Pourquoi ont-ils fui ? », les habitants n’ont pas la même réponse. Pour certains, ce drame n’est qu’un accident, conséquence indirecte d’un ras-le-bol d’une partie de la population vis-à-vis de groupes de jeunes se livrant au trafic de drogue en pleine rue et terrorisant le quartier lors de rodéos. Pour d’autres, il est la conséquence d’une pression policière accrue depuis plusieurs mois, avec l’arrivée de « gros bras » envoyés pour nettoyer le quartier et accusés de violences.
Un débat qu’Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré venue soutenir les familles, a abordé de manière frontale peu avant le départ du cortège. « J’ai entendu une dame tout à l’heure demander : “Mais pourquoi les jeunes ont-ils couru ? S’ils n’avaient pas couru, peut-être qu’ils ne seraient pas morts”, a-t-elle lancé au micro. Pourquoi ces jeunes courent ? Parce que nous avons une police et une gendarmerie indisciplinées. Quand ils viennent dans nos quartiers, quand ils sont en face de nos jeunes, ces derniers sont déshumanisés à leurs yeux. On ne les voit même plus comme des personnes. »
Ces tensions entre habitants ne datent pas de la mort de Selom et Matisse. Ancien quartier ouvrier ravagé par la désindustrialisation, où en 2010 le taux de chômage était d’environ 23 % et où 29,5 % de la population touchaient le RSA, Fives fait partie de ces zones en voie de « gentrification ». Depuis le début des années 2000, un nombre croissant d’habitants des classes moyennes fuyant la hausse des loyers dans le centre de Lille se sont installés au milieu de familles parfois au chômage depuis plusieurs générations.
« Les populations ne se mélangent pas trop ici », admet Florence, une enseignante de 43 ans arrivée il y a cinq ans avec ses trois enfants et son compagnon. « Il y a des rues devenues hyper-bobo et d’autres où ça deale à fond », explique-t-elle. « Personnellement, je n’ai pas senti de tensions particulières. Je traverse souvent le quartier à vélo et je ne me sens jamais en insécurité. Mais j’ai des copains qui habitent la place Degeyter et qui nous disent que c’est de plus en plus tendu. »
« Il suffit voir la rue Pierre-Legrand », confirme Franck, 50 ans, venu s’installer dans le quartier il y a six ans. Cette rue, artère commerçante principale du quartier, est l’un des principaux lieux qui cristallisent l’exaspération de certains habitants en raison du nombre de petits groupes de jeunes dealant à la vue de tous.
« Personnellement, je ne me suis jamais senti agressé, précise Franck, mais on ne peut pas dire qu’on s’y balade tranquillement. Il y a des situations qui peuvent être vécues par certains comme une forme d’oppression. Par exemple quand il faut contourner une partie du trottoir parce qu’elle est occupée par un groupe de jeunes. »
Une pratique du quartier a plus particulièrement contribué à une forme de ras-le-bol, celle des rodéos en voiture, moto ou quad. « Les rodéos, c’était une réalité. Moi aussi, une fois, j’ai failli être renversée avec un de mes enfants. Mais ça s’est bien calmé depuis le mois de janvier », témoigne Florence.
« Ces rodéos, c’est une forme d’agression, d’insécurité tant pour ces jeunes que pour les autres, insiste Franck. On a l’impression que leur but, c’est de marquer leur territoire. Tout ça dans l’ensemble n’est pas très grave. Mais mis bout à bout, cela peut exacerber chez certains de la rancœur », souligne-t-il.
Alors que la présence policière était jusqu’alors relativement discrète dans le quartier, la municipalité a, au cours de l’année 2017, fortement renforcé la répression de ces petits délits. Dès le mois de janvier 2017, à l’occasion d’un article de La Voix du Nord consacré à la colère des commerçants de la rue Pierre-Legrand, l’adjoint de Martine Aubry chargé de la sécurité, Franck Hanoh, affirmait vouloir faire du quartier une de ses priorités et annonçait un renforcement des patrouilles de police et de CRS.
Au mois de juin, c’est une pétition lancée par deux habitants, anonymes, contre les rodéos et pour « une présence policière plus importante et plus régulière » qui recueille plusieurs milliers de signatures (plus de 4 600 à ce jour). La pétition était également accompagnée d’un compte Twitter, inactif depuis, postant des photos de rodéos.
Cette fois, c’est Martine Aubry elle-même qui tape du poing sur la table dans les colonnes de La Voix du Nord. « Ceux qui font des rodéos ne sont pas de pauvres jeunes ayant envie qu’on leur trouve du travail, assène la maire. Ce sont les mêmes que dans les trafics. Ils sont en marge et dans la provocation permanente. Ils n’en ont rien à faire. » Pour Martine Aubry, « il n’y a qu’en ayant énormément de policiers qu’on y arrivera. Il faut une présence permanente, notamment le soir ».
La municipalité sera entendue. Depuis le mois de septembre, les policiers sont omniprésents à Fives. Les effectifs ont été renforcés et des CRS patrouillent désormais la journée. Un groupe local de traitement de la délinquance (GLTD), une structure coordonnée par le procureur et rassemblant plusieurs acteurs, est mis en place pour la rue Pierre-Legrand. Au mois de novembre, celui-ci a notamment mené une vaste opération de contrôle dans la zone mobilisant quatre-vingts agents.
Aujourd’hui encore, la présence policière à Fives saute aux yeux et il est difficile de se balader dans le quartier sans croiser à intervalle régulier une patrouille. « La présence policière est incontestablement plus forte », confirme Jean-Christophe, 48 ans et Fivois depuis huit ans. « Il y a plus de patrouilles et surtout beaucoup plus de “gros bras”. On sent bien que le but est de dire : “On est là et on s’impose.” »
De leur côté, certains jeunes, dont Aurélien, ont évoqué dans la presse des actes de violence de la part des policiers. Des accusations que Mediapart n’a pu étayer, aucun des jeunes de la rue Pierre-Legrand n’ayant accepté de nous parler. « Depuis ce qui est arrivé à Selom et Matisse, les gamins sont super stressés, nous explique Julien, un éducateur de 32 ans ayant tenté de convaincre certains d’entre eux de répondre à nos questions. Moi-même, j’ai du mal à les voir en ce moment. Beaucoup ont peur d’être pris dans la nasse. Même ceux qui ne dealent pas ont peur. »
"Le quartier a été sacrifié durant une trentaine d’années"
La mort de Selom et Matisse est un sujet encore très sensible à Fives. Outre les jeunes de la rue Pierre-Legrand, de nombreux autres interlocuteurs potentiels refusent de s’exprimer sur cette affaire. « Je ne souhaite pas qu’on se fasse emmerder pas les dealers pendant deux jours, nous fait savoir une employée travaillant dans le centre de Fives. De toute manière, la direction nous demande pas commenter la vie de quartier. »
« Je ne veux pas commenter la situation actuelle. La mairie est à fleur de peau à ce sujet », nous indique une autre personne travaillant dans le domaine social en lien avec la municipalité. Cette dernière a également refusé toute demande d’entretien, tout comme le maire de quartier Sébastien Duhem.
Ce malaise tient peut-être en partie à l’aspect fortement symbolique de la mort de Selom et Matisse : happés par un train ayant façonné le destin de Fives, juste derrière l’une des dernières grandes courées, ces cités insalubres souvenirs de l’époque industrielle et hébergeant les derniers membres d’une classe ouvrière oubliée par les plans de reconversion et de renouvellement urbain.
Fives est en effet un cas d’école illustrant comment l’économie façonne la ville et le quotidien de ses habitants. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que son destin soit tout autre. Jusqu’au début du XIXe siècle, le quartier était encore un petit village de moins de mille habitants, uniquement séparé du centre de Lille par les remparts construits par Vauban. Mais un événement va bouleverser l’avenir du petit village. En 1833, des négociations sont entamées pour déterminer l’emplacement de la gare qui marquera l’arrivée du chemin de fer à Lille. Deux camps s’opposent. La chambre de commerce et la municipalité veulent, pour des raisons économiques, installer la gare dans le centre de Lille. Mais cette solution impliquerait de percer les remparts de Vauban ce qui, pour les autorités militaires, conduirait à un dangereux affaiblissement des défenses de la ville. Finalement une première gare est installée en 1843 à l’extérieur des remparts, la gare du Mont-de-Terre à Fives, et une seconde à l’intérieur, la future gare de Lille-Flandres, en 1846. Cette dernière accueillera notamment la ligne Lille-Paris. En revanche, l’espace n’est pas suffisant pour le fret marchandise qui sera donc affecté à la gare de Fives, scellant ainsi l’avenir économique du quartier.
Bien qu’intégré à Lille par un décret impérial de 1853, Fives s’autonomise, prend ses distances par rapport au reste de la ville. Une rupture matérialisée par les voies de chemin de fer de la ligne à destination de Roubaix et de la Belgique et doublant les remparts Vauban. L’ouverture de la gare par laquelle arrivent les matières premières attire de nombreuses entreprises. En 1861, ouvre ce qui sera la fierté du quartier : l’usine métallurgique de Fives, plus connue par la suite sous le nom de Fives-Cail-Babcock. De ses ateliers sortiront, notamment, les ascenseurs de la tour Eiffel, la gare d’Orsay ou encore le pont Alexandre-III. Elle emploiera jusqu’à six mille personnes à son apogée, dans les années 1950 et 1960. D’autres usines viendront s’implanter, dont, en 1898, Peugeot. Cette spécialisation dans la métallurgie va marquer pour toujours l’identité du quartier.
« Fives a toujours été un quartier un peu autonome », raconte Antonio Delfini un sociologue natif de Fives ayant soutenu au mois de décembre dernier une thèse intitulée La ville conflictuelle. Luttes pour le logement et transformations des quartiers populaires. Les faubourgs de Fives à Lille. « C’était le quartier des métallos alors que Lille était la ville du textile, explique-t-il. De plus, c’était une classe ouvrière un peu plus engagée politiquement. Le PC était très présent. C’était le quartier rouge dans la ville rose. Tout ça a créé une forte identité avec de nombreuses associations dans les courées. »
Malgré la prospérité de l’industrie locale, les conditions de vie sont misérables, comme dans toutes les banlieues ouvrières de Lille. Avec une population qui explose, à plus de cinq mille habitants en 1860, certains propriétaires ont l’idée de construire de petites cités sur les bouts de terrain encore non bâtis entre les maisons. L’entrée de ces courées, invisibles depuis la rue, se fait généralement par une petite impasse. À l’intérieur, des petites maisons de briques rouges sont alignées, parfois par dizaines. Les logements n’ont qu’un ou deux étages en raison de la mauvaise qualité de la construction et chacun d’entre eux ne comprend qu’une pièce de quelques mètres carrés. Parfois, le propriétaire de la courée disposait également d’un cabaret situé à l’entrée lui permettant de surveiller au plus près ses locataires. En 1925, on dénombrait 171 courées dans le quartier.
Pour faire face à cette pauvreté, Fives a toujours pu compter sur un réseau particulièrement dense d’associations et sur une conscience sociale solidement ancrée. Mais, dès les années 1970, le quartier est comme le reste de la région ravagée par la crise industrielle. Une à une, les usines ferment. Celles de Peugeot et de Fives-Cail cesseront toute activité dans les années 1990.
Les responsables politiques et économiques locaux entament dès les années 1970 un processus de reconversion en pariant sur la tertiarisation de l’économie lilloise. La métropole met en place des « pôles d’excellence » comme Eurasanté à Lille-Sud, Euratechnologies dans le quartier de Bois-Blanc ou encore le centre d’affaires et administratif Euralille dans le centre-ville.
Fives est l’un des grands oubliés de cette politique. Non seulement le quartier n’accueille aucun des grands projets de reconversion de l’agglomération, mais il doit également subir une politique de « renouvellement urbain » extrêmement violente.
Les années 1970, 1980 et 1990 sont marquées par de nombreuses luttes urbaines, objets de la thèse d’Antonio Delfini. La première, à laquelle le sociologue a consacré un article dans le journal local La Brique, concerne la « zone des Dondaines », un bidonville installé depuis la fin de la Première Guerre mondiale sur la zone non ædificandi au pied des remparts séparant Fives de Lille.
À la fin des années 1970, c’est l’îlot Alma-Jacquet, un ensemble de courées regroupant 141 logements, qui est la cible d’un programme de rénovation urbaine. En 1982, la métropole lance un nouveau grand projet de voie rapide. Son tracé longera la voie ferrée séparant Fives de Lille. Pour cela, il faut détruire l’un des plus importants squats d’Europe, constitué de sept cents maisons. Malgré la mobilisation des habitants, deux mille personnes sont expulsées.
« Pour le quartier, ça va être un traumatisme, explique Antonio Delfini. En plus des usines qui disparaissent, tout un pan du quartier, avec de nombreuses courées, va être rasé pour construire la voie rapide. » Celle-ci va en outre encore accentuer l’isolement de Fives. Avec la voie ferrée qu’elle longe, elles constituent un véritable mur séparant le quartier du centre-ville de Lille pourtant à quelques minutes. Cette impression de cloisonnement est encore renforcée par la construction, au milieu des années 1990, du centre d’affaires Euralille et de la gare Lille Europe, sur l’emplacement des remparts Vauban.
Sur le plan économique, Fives continue à s’enfoncer dans une crise aggravée par la construction au début des années 1980 de la première ligne de métro reliant Lille au centre universitaire de Villeneuve-d’Ascq en passant par le centre de Fives. Les travaux sont réalisés en tranchée ouverte dans la rue Pierre-Legrand qui ne s’en remettra jamais totalement.
Comme le résume Antonio Delfini : « Avec les usines qui ferment, la construction de la voie rapide et celle du métro, la résorption de l’habitat insalubre, le quartier a été sacrifié durant une trentaine d’années au profit de la nouvelle géographie de la ville tertiaire, de la métropole. »
Il faut attendre le milieu des années 2000 pour que la métropole lilloise commence à panser les plaies de Fives. Le samedi 14 avril 2007, la nouvelle place Pierre-Degeyter, où est installée la mairie, est inaugurée. La réfection de la place s’accompagne d’un plan de rénovation du centre de Fives avec la construction de 6 000 m2 de logements et de locaux commerciaux et de 3 500 m2 d’espace public aménagé.
La société publique locale d’aménagement (SPLA) de la métropole, La Fabrique des quartiers, multiplie depuis les programmes de réhabilitation en rachetant les logements insalubres pour les rénover et les remettre sur le marché en respectant la règle du « 30-30-30 » : 30 % de logements sociaux, 30 % d’accession à la propriété, 30 % de logements libres. Quant aux 25 hectares de friches de l’ex-usine de Fives-Cail, ils font l’objet d’un plan de reconversion prévoyant la construction d’un vaste écoquartier avec 1 200 logements, plusieurs hectares d’espaces verts et de nombreux équipements dont une piscine.
Le quartier semble également avoir trouvé son domaine d’attractivité : la gastronomie. Un lycée hôtelier a déjà ouvert ses portes en 2016 sur les friches de Five Cail. Il doit être rejoint par des « Halles gourmandes » regroupant une cuisine commune, un food court et une serre urbaine de 150 m2.
«Il ne suffit pas de mettre des gens les uns à côté des autres»
Ces transformations ont, comme prévu, attiré ces dix dernières années de nombreux nouveaux habitants issus de la classe moyenne typique de ce que certains qualifieraient d’une « boboïsation » du quartier. « Nous sommes sur des modes coopératifs, sur la mutualisation, avec une préoccupation écologique très forte dans un quartier qui est extrêmement convivial. Si c’est ça être bobo, je le suis et ça ne me pose aucun souci », assume Franck.
Ce chef de projet, qui travaille à Paris et effectue l’aller-retour avec Fives chaque jour, est à l’origine du collectif « BW Friches », constitué pour peser sur le projet de réhabilitation de la Friche Brunel, située juste en face de chez lui. « Nous avons réussi à agréger des compétences locales et à affiner un discours autour de la co-construction et de l’urbanisme », explique-t-il.
Le collectif a finalement obtenu de faire partie du jury de sélection du projet de réhabilitation. Il a également réussi à faire intégrer au cahier des charges la construction d’un local associatif, d’un local commun pour les résidents ainsi qu’un projet d’agriculture urbaine.
Fives fourmille de collectifs et associations mobilisées sur les questions d’urbanisme, d’écologie, d’économie solidaire… Il y a le réseau Fives en transition, auquel participe également Franck, Tipimi, une plateforme de mutualisation de biens en tout genre, ou encore Super Quinquin, un supermarché coopératif.
Malgré le passé militant du quartier et l’engagement citoyen de ces nouveaux habitants, les deux univers ont du mal à se rejoindre. Une fracture que chacun reconnaît. « Le milieu associatif est très séparé », explique Antonio Delfini qui travaille par ailleurs à l’Atelier populaire d’urbanisme (APU) de Fives, une association d’aide et de défense des locataires et propriétaires les plus pauvres.
« Il y a d’un côté des nouvelles associations qui portent des revendications autour des questions de culture, d’éducation, de vivre-ensemble rentrant plus en adéquation avec les nouveaux habitants des classes moyennes. De l’autre, il y a toute une sphère associative qui effectue un travail social, poursuit le sociologue. Ces nouveaux habitants sont mobilisés sur des questions d’urbanisme, d’écologie, de vivre-ensemble ou alors de propreté et de sécurité. Nous à l’APU Fives, ce n’est pas du tout ce dont on entend parler. Ce dont nous parlent les gens, c’est de chômage, de logement et discrimination. »
« Nous avons tous un regard biaisé sur le territoire en fonction de là où on se situe et de ce qu’on y fait, reconnaît Franck, lucide. On sait très bien que le risque c’est que l’arrivée de nouvelles populations comme la mienne fasse sortir à terme d’autres populations du quartier. C’est une problématique sur laquelle nous travaillons. On peut se faire plaisir, entre soi, à faire bouger les choses. Mais la grande question c’est comment intégrer des personnes a priori éloignées de ces problématiques, parce qu’elles ont d’autres problématiques financières, sociales, de logement, pour avoir ce “luxe” de s’investir sur des projets d’écologie locale. »
Cette juxtaposition de deux quartiers cohabitant sur un même territoire saute parfois aux yeux. Comme à ce carrefour où se font face d’un côté un bar/salon de thé réputé dans le quartier pour être un lieu de divers trafics et devant lequel stationnent toujours quelques groupes d’hommes, et de l’autre un « café bébé » où des parents peuvent venir passer la journée avec leur enfant.
Jean-Christophe est adhérent de l’association Potes en ciel qui gère le café depuis onze ans. « Au début, notre clientèle était très bobo, explique-t-il. Mais ça a beaucoup changé. On voit maintenant des gens du quartier qui n’auraient pas poussé la porte il y a quelques années. Les jeudis et les vendredis après-midi, on accueille également pas mal de migrants. » La cohabitation avec le salon de thé voisin est paisible, malgré les rondes de police qui passent toutes les demi-heures, ralentissant devant la façade et dévisageant les groupes d’hommes.
« Une des adhérentes n’aime pas du tout notre café. Elle va le chercher en face et ça se passe très bien », raconte Jean-Christophe. « Il y a parfois sur le trottoir des mecs relous qui vous demandent votre numéro de téléphone, ajoute Cleïa, une autre adhérente. Ça ne va pas plus loin. Et, à force de passer, ils vous reconnaissent et vous laissent tranquilles. Mais je sais que certaines femmes n’osent pas venir à cause de ça. »
Florence connaît elle aussi ce lieu. « Y a que des mecs qui fréquentent ce café-là. C’est dommage, estime-t-elle. Par contre, pendant le ramadan, c’est assez sympa. Les gens sont plus dans la rue et on peut discuter plus facilement. »
Pour cette mère de trois enfants, les problèmes de mixité sociale sont également flagrants à l’école. Venue de Strasbourg il y a six ans, elle a acheté son domicile afin de dépendre d’un groupe scolaire, maternelle et primaire, très réputé pour utiliser la méthode pédagogique Freinet. « La mixité sociale n’y est pas du tout respectée », regrette-t-elle. Durant plusieurs années, de nombreuses dérogations auraient été accordées à des habitants hors du quartier.
Julien, qui travaille depuis huit ans dans l’éducation populaire, habite juste derrière le groupe scolaire. « Le matin c’est le spectacle, raconte-t-il. D’un côté vous avez les vélos venant souvent d’autres quartiers qui viennent déposer leurs enfants, et de l’autre, des élèves du quartier qui doivent traverser le square pour aller dans une autre école. »
Le groupe scolaire aurait depuis deux ans mis de l’ordre dans la politique de dérogations à la carte scolaire. Florence, dont l’un des enfants entre l’année prochaine au collège, tient à ce que celui-ci entre au collège public de Fives Boris-Vian qui est, selon elle, « une vraie réussite ». Mais elle a tout de même conscience que son fils découvrira un tout nouvel environnement. « Le passage au collège est préparé en primaire, explique-t-elle. Certains enseignements préparent les enfants à la mixité. »
« La mixité sociale, c’est un peu de la blague, estime de son côté Antonio Delfini. Les gens ne vivent pas pareil. Il y a des cultures de classe qui sont différentes. Derrière ce concept de mixité sociale, il y a souvent une idéologie qui estime que si l’on met des riches à côté des pauvres, cela va permettre aux pauvres de progresser. Eh bien non. Il ne suffit pas de mettre des gens les uns à côté des autres pour obtenir une harmonie », explique le sociologue.
« Même le concept de gentrification fait l’objet d’un vif débat en sociologie, poursuit-il. Il masque le fait qu’il y a des dynamiques contraires qui se mettent en place. Il y a des formes de résistance des classes populaires, par l’occupation de l’espace public par exemple. Elles ont des pratiques sociales d’investissement de l’espace extérieur, de la courée, de la rue, des places. Pour les classes moyennes, l’investissement se fait plus à l’intérieur du domicile. Beaucoup de nouveaux arrivants cherchent à se construire un paradis intérieur. »
Antonio Delfini se souvient : « Dans les années 1990, on mettait encore en place des réhabilitations, on créait des associations avec les habitants des courées. Aujourd’hui, toute cette politique a été mise de côté au profit d’une approche plus radicale : le problème, c’est le bâti, donc il faut raser ces courées et, les jeunes, faut leur envoyer les CRS. »
Les parents de Selom et Matisse, eux, attendent pour l’instant les résultats de l’instruction judiciaire en cours visant à déterminer les circonstances de la mort de leurs enfants. Claude, le père de Selom, a annoncé lors de la marche blanche son intention de créer une association pour recenser les violences dans le quartier. « Nous sommes là pour rendre hommage à nos enfants et dire aux autorités que nous voulons la justice et la vérité », a-t-il déclaré peu avant le début de la marche.
« Je veux savoir ce qui s’est passé ce soir-là », a de son côté déclaré Valérie, la mère de Matisse. « Je veux savoir pourquoi il y a eu cette fuite due à cette peur d’être agressés physiquement et moralement (…) Je ne retrouverai pas la paix et je ne ferai pas mon deuil tant que je n’aurai pas trouvé la vérité. »
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."