par fernando » 20 Sep 2019, 09:25
Jamais le XV de France n’a paru si loin de remporter la Coupe du monde
La professionnalisation du rugby français pervertit depuis des années le développement du jeu des Bleus, qui entament la compétition au Japon sans réels espoirs d’une sortie de crise prochaine.
Analyse. Des années et des années que ces Bleus ont des idées noires. Noires, comme le maillot des Néo-Zélandais qui, il y a quatre ans, avaient infligé aux joueurs du XV de France un score inouï (62-13), pour un quart de finale de Coupe du monde. Noires, surtout, comme une nuit sans fin. Il y a quelque chose de désolé, de désolant, à feuilleter la chronique ovale. A relire toujours les mêmes maux. Cet automne, les Français auront les ambitions de leurs moyens : éviter de devenir le premier XV de France de l’histoire à se faire évincer dès le premier tour du Mondial, qui s’ouvre vendredi 20 septembre au Japon. Juste avant d’en accueillir eux-mêmes, en 2023, la dixième édition.
Jamais les Bleus n’ont paru si loin de soulever le trophée Webb Ellis – du nom du Britannique, enterré à Menton (Alpes-Maritimes), à qui la légende prête l’invention du jeu. Jamais ils n’ont semblé si loin du compte, depuis que des hommes d’affaires ont officiellement transformé ce sport de loisir en une activité professionnelle, à l’été 1995.
La France, plus qu’une autre nation, souffre « des effets pervers du professionnalisme ». Marc Lièvremont le disait au Monde, il y a un an. Son avis est autorisé : il reste le dernier sélectionneur à avoir remporté un Tournoi des six nations (grand chelem en 2010) avec les Bleus et à avoir bien figuré en Coupe du monde (finale en 2011, perdue 8-7 contre les All Blacks). Entre autres dégâts, la professionnalisation a fait passer l’intérêt général du XV de France après celui des clubs. Ces mêmes clubs qui rémunèrent désormais les joueurs toute l’année et qui attendent un retour sur investissement, au moins lors des vingt-six matchs de la saison régulière du championnat, le Top 14, plutôt que pour la dizaine de rendez-vous de la sélection nationale.
La question se pose autrement pour les deux meilleures nations dans la hiérarchie actuelle : dans le cas de la Nouvelle-Zélande, double championne du monde en titre, comme de l’Irlande, victorieuse de l’avant-dernier Tournoi des six nations, c’est à chaque fois la fédération nationale qui passe contrat avec les joueurs. Et qui maintient les All Blacks et le XV du Trèfle comme priorités absolues, plutôt que les clubs ou les provinces.
L’enjeu a perverti le jeu
Il y a bientôt trois ans, Bernard Laporte promettait « l’instauration de contrats fédéraux » pour employer directement les joueurs du XV de France. Aujourd’hui, comme pour d’autres de ses annonces électorales, la promesse du président de la Fédération française de rugby (FFR) – toujours sous le coup d’une enquête du Parquet national financier pour suspicion de conflits d’intérêts – est restée lettre morte. Surtout face à l’opposition de la Ligue nationale de rugby, qui veille aux intérêts des clubs. En attendant un très hypothétique chamboulement, la professionnalisation a déjà imposé au rugby français sa logique de tiroir-caisse, de rentabilité sportive à court terme. L’enjeu a perverti le jeu. « Avec la pression des résultats, l’important pour [la France] est devenu de gagner, et non plus de développer du jeu. » Le jugement vient de Steve Hansen, l’entraîneur néo-zélandais, en novembre 2018, dans un entretien au Monde.
Soit les clubs esquintent les meilleurs joueurs du pays à force de les utiliser, et tant pis pour le XV de France d’aujourd’hui. Soit ils rechignent à donner du temps aux jeunes talents locaux – même aux Bleuets, champions du monde des moins de 20 ans –, leur préférant des recrues venues de loin, et tant pis pour le XV de France de demain.
Le problème, systémique, dépasse le cas personnel des sélectionneurs. Après Philippe Saint-André, il y eut Guy Novès, dont les prud’hommes ont jugé abusif le licenciement pour « faute grave », en décembre 2017. Son remplaçant, Jacques Brunel, proche de M. Laporte, a déjà obtenu le pire bilan comptable : sept succès, douze défaites. Le 30 août, le XV de France a quitté le pays sur une victoire face à une faible équipe d’Italie (47-19). C’était pitié, ce soir-là, de voir les tribunes plus qu’à moitié vides du Stade de France : à Saint-Denis, à peine quelque 30 000 spectateurs avaient jugé opportun d’assister au dernier match de préparation des Bleus avant le Japon.
Désaffection du public
Après tant de contre-performances, la désaffection du public peut aussi se quantifier autrement : en novembre 2018, la défaite contre l’Afrique du Sud, diffusée sur France 2, intéressait moins de téléspectateurs que les aventures du Commissaire Magellan, sur France 3.
La décrue se mesure, enfin, par la baisse du nombre de pratiquants licenciés. Selon les chiffres communiqués au Monde, la FFR revendique 245 000 joueurs et joueuses lors de la saison écoulée, contre 289 000 lors de l’exercice 2015-2016. Cette perte significative s’observe dès les écoles de rugby. Elle peut aussi s’expliquer par le débat actuel sur les commotions cérébrales et, au-delà de la France, par l’évolution destructrice de ce sport. Pour la seule année 2018, le décès de trois jeunes joueurs a ému le pays. Tous morts à la suite d’un plaquage : le professionnel Louis Fajfrowski (Aurillac), l’espoir du Stade français Nicolas Chauvin, ainsi que le junior Adrien Descrulhes (Billom).
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La FFR élira son prochain président en octobre 2020. M. Laporte connaît déjà au moins un concurrent : Florian Grill, responsable de la Ligue Ile-de-France, qui dénonce « une crise inédite ». Seul le secteur féminin, encore largement minoritaire, affiche une hausse de licences enregistrées. Il faut dire que les femmes du XV de France, désormais semi-professionnelles, ont justifié leur nouveau statut en 2018 grand chelem au Tournoi des six nations, en mars, puis victoire de prestige sur la Nouvelle-Zélande, en novembre. Deux réalités aujourd’hui hors de portée de leurs collègues masculins.
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