par fernando » 02 Avr 2019, 13:33
Procès Tapie: le parquet requiert des peines lourdes et sélectives
2 avril 2019 Par Laurent Mauduit
Le parquet a notamment requis 5 ans de prison ferme pour Bernard Tapie et 3 ans dont 18 mois avec sursis pour Stéphane Richard. Il a aussi admis un semi-échec judiciaire, soulignant que Claude Guéant et Nicolas Sarkozy étaient passés entre les mailles du filet.
En ouverture de la quatrième semaine du procès Tapie, le parquet de Paris a requis, lundi 1er avril, de lourdes peines pour cinq des six prévenus, dont 5 ans de prison ferme pour Bernard Tapie lui-même et 3 ans dont 18 mois ferme pour Stéphane Richard. Mais, faisant une digression dans ses réquisitions, le procureur Nicolas Baïetto a aussi eu un élan de franchise, admettant que Claude Guéant et Nicolas Sarkozy étaient dans cette affaire parvenus à passer entre les mailles du filet judiciaire.
De lourdes peines requises d’un côté, de possibles complicités jusqu’au sommet de l’État qui ne feront l’objet d’aucune sanction judiciaire de l'autre côté : ce balancement contradictoire résume à lui seul l’aspect assez paradoxal de ce procès hors norme qui doit se conclure vendredi.
Bernard Tapie le 1er avril au palais de justice de Paris. © Reuters Bernard Tapie le 1er avril au palais de justice de Paris. © Reuters
De fait, les deux procureurs qui ont présenté lundi les réquisitions du parquet ont détaillé pendant près de quatre heures la mécanique sophistiquée à l’extrême d’une immense escroquerie, conduisant à un détournement de fonds publics hors norme de 404 millions d’euros.
Car tel était l’objet du procès : parvenir à établir si le célèbre arbitrage, annulé le 17 février 2015 par la cour d’appel de Paris au motif qu’il avait été frauduleux, pouvait aussi être pénalement qualifié d’escroquerie.
Le procureur Nicolas Baïetto a longuement détaillé que cela ne souffrait pas de discussion. Et, cherchant à établir les responsabilités des différents protagonistes de l’affaire, il a finalement requis des peine sévères. Concrètement, voici ces réquisitions.
Contre Bernard Tapie, le parquet a ainsi requis 5 ans de prison, la confiscation des biens et des créances saisies à son encontre ainsi que la confiscation des scellés. Les scellés sont les sommes d'argent – environ une centaine de millions d'euros – qui avaient été saisies par la justice, sur demande de l'un des avocats, Me William Bourdon, qui a depuis été écarté de la procédure par l’État pour des raisons incompréhensibles. Le parquet a justifié la sévérité de la peine requise en faisant valoir que Bernard Tapie avait été l’un des organisateurs de cette escroquerie et qu’il en avait été le bénéficiaire.
Dans une phrase allusive, le procureur a toutefois suggéré que l’intéressé n’irait sans doute jamais en prison, allusion sans doute à l’âge du prévenu (76 ans), à sa maladie (un double cancer), et aux longues années que pourrait durer encore la procédure, si le prévenu, étant condamné, décide d’aller en appel, avant un possible recours en cassation.
Contre Stéphane Richard, directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances à l’époque de l’arbitrage frauduleux, et aujourd’hui PDG du groupe Orange, le parquet a requis 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis et une amende de 100 000 euros, le tout assorti d’une interdiction de tout emploi public pendant 5 ans.
C’est sans doute l’une des principales surprises de ces réquisitions. Le parquet les a justifiées en accumulant les griefs contre Stéphane Richard qui aurait fait à Christine Lagarde « une présentation édulcorée, biaisée » de l'arbitrage en préparation ; qui aurait « usurpé » sa signature, et qui aurait manifesté « une certaine forme de collusion » avec Bernard Tapie.
Même si Orange n’est pas une entreprise publique, l’État n’en est pas moins l’actionnaire principal, et une interdiction de tout emploi public pour Stéphane Richard, si elle est retenue par le tribunal, risque d’assombrir l’avenir professionnel de l'intéressé. Car même si, légalement, l’État ne sera pas astreint d’évincer l’actuel PDG de l’opérateur, ce sera sans doute difficile éthiquement de continuer à le soutenir, ce qu'il n'a cessé de faire ces derniers temps, allant même jusqu'à appuyer le renouvellement de son mandat.
Au total, les réquisitions sont donc particulièrement lourdes pour l’ancien collaborateur de Christine Lagarde, qui était aussi un proche de Nicolas Sarkozy.
L’un des procureurs, Christophe Perruaux, a fait valoir que Stéphane Richard ne pouvait pas justifier ses actes en se retranchant derrière le fait qu’il était, de par sa fonction, dans l’obligation de mettre en œuvre les instructions qu’il recevait, notamment de Christine Lagarde.
Citant un discours de l’ancien vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, il a admis qu’un fonctionnaire avait une obligation de « loyauté » vis-à-vis de ceux qu’ils servaient, mais qu’il « n’est pas au service d’une personne ou d’un parti, mais de l’intérêt général », ce qui l’astreint à un « respect des règles de l’État de droit ».
Contre l’avocat de Bernard Tapie, Me Maurice Lantourne, le parquet a requis 3 ans de prison avec sursis. C’est l’autre surprise de ces réquisitions qui, dans le cas présent, sont sans doute beaucoup plus légères qu’on aurait pu le penser. Le procureur a certes longuement détaillé les relations fréquentes et anciennes que l’avocat a entretenues avec l’arbitre Pierre Estoup, qui ont été cachées au début de l’arbitrage. Mais il a semblé considérer qu’il était au service de son client et que la responsabilité première de l’escroquerie revenait à ce dernier et pas à son conseil.
Le parquet a donc fait comprendre que Me Lantourne était certes l'un des organisateurs de l'escroquerie mais pas son bénéficiaire. Or, des faits peuvent contrarier ce constat, car l'avocat a aussi perçu des honoraires mirobolants provenant de l'arbitrage frauduleux : on parle d'une somme comprise entre 15 et 20 millions d'euros. Alors, pourquoi bénéficie-t-il du sursis, alors que Stéphane Richard n'en bénéficie que partiellement ? Le parquet n'a pas justifié ce paradoxe.
D’une formule allusive, le procureur a toutefois fait comprendre que la peine qu’il requérait n’excluait pas de possibles poursuites disciplinaires contre l’avocat. Mais là encore, la différence de traitement saute aux yeux : le parquet a renvoyé au conseil de l'ordre des avocats le soin de prendre une sanction (ordre des avocats qui d'ordinaire ne prend aucune sanction), sans requérir lui-même une interdiction professionnelle ; alors que dans le cas de Stéphane Richard il a été beaucoup plus énergique.
Au total, l'avocat bénéficie donc d'une grande mansuétude du parquet, pour des raisons qui s'expliquent difficilement.
Contre Jean-François Rocchi, l’ancien président du Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de défaisance qui a repris en 1995 les actifs pourris de l’ex-Crédit lyonnais), le parquet a requis des peines voisines de celles de Stéphane Richard, soit 3 ans de prison dont 18 mois avec sursis, un amende de 50 000 euros et une interdiction de tout emploi public pendant 5 ans.
Le parquet l’a aussi présenté comme l’une des chevilles ouvrières importantes de l’escroquerie, soulignant notamment qu’il avait caché beaucoup d’informations décisives sur l’arbitrage à son conseil d’administration, lui forçant du même coup la main.
Contre Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles, qui était l’un des arbitres, le parquet a requis 3 ans de prison ferme et la confiscation des biens immobiliers placés sous séquestre. Présent au premier jour du procès, le prévenu a ensuite été absent après une alerte cardiaque. Il a été présenté par les procureurs comme le rouage clef de l’arbitrage frauduleux.
Ses relations cachées avec Me Lantourne et avec Bernard Tapie ont longuement été détaillées. En particulier, le parquet s’est attardé sur les deux visites (ou tentatives de visite) que Pierre Estoup a rendues (ou voulu rendre), au président de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, Franck Lapeyrère, en juin 1998, alors que cette même cour d’appel a rendu le 4 juin de cette même année un arrêt au terme duquel Bernard Tapie a miraculeusement échappé à la prison.
Tenant des propos peu amènes à l’encontre du magistrat d’Aix, les procureurs ont clairement dit que cet arrêt justifiait une forte suspicion. Ils n'ont pas dit que le jugement avait été acheté mais ils ont clairement fait comprendre qu'ils ne l'excluaient pas.
C’est six jours après cet arrêt, le 10 juin 1998, que Bernard Tapie avait offert à Pierre Estoup un exemplaire de son livre Librement (éditions Plon), avec cette dédicace : « Pour le Président Pierre Estoup, en témoignage de mon infinie reconnaissance. Votre soutien a changé le cours de mon destin. Je vous remercie d’avoir eu l’intelligence et le cœur de chercher la vérité cachée derrière les clichés et les apparences. Avec toute mon affection. B. Tapie. » Le parquet y a vu l’indice que le jugement aurait pu être corrompu.
Contre Bernard Scemama, l’ex-président de l’Établissement public de financement et de restructuration (EPFR, l’actionnaire à 100 % du CDR), le parquet a requis la relaxe, estimant que « les éléments intentionnels de l’escroquerie sont insuffisamment établis ». Cette clémence était attendue, car l’ex-haut fonctionnaire apparaît effectivement être un comparse dans toute cette histoire.
Se présentant à la barre, lors de son audition, il avait innocemment expliqué qu’il avait accepté ce poste de président de l’EPFR pour cette raison : « Je ne sais pas dire non. » Le parquet a suggéré qu’il avait été plus « servile » que complice.
Des instructions venant de Bercy ?
Ces réquisitions ne préjugent naturellement pas des décisions que rendra le tribunal au terme de son délibéré, dans quelques semaines. Elles permettent pourtant de cerner les premiers enseignements que l’on pourra tirer de ce procès.
Le premier enseignement tient à la formidable richesse de l’instruction judiciaire. Longtemps entravée, la justice ne s’est mise en mouvement qu’en septembre 2012, quand une information judiciaire a été ouverte, quatre ans après l’arbitrage frauduleux.
L’enquête a été ensuite remarquablement minutieuse, multipliant auditions, confrontations et perquisitions. Et c’est ce travail titanesque qui a permis au parquet de présenter avec minutie l’horlogerie précise de l’escroquerie.
Le deuxième enseignement tient au sort très différent réservé dans un cas à Stéphane Richard et dans l’autre à Christine Lagarde. Car on sait que cette dernière a été condamnée mais dispensée de peine par la Cour de justice de la République (CJR), tandis que Stéphane Richard est accablé par des réquisitions très sévères. Or, quoiqu’en ait dit le parquet, ce sont des griefs assez voisins qui pesaient sur l’un et sur l’autre.
L’épisode vient donc confirmer que la CJR est une juridiction d’exception qui, par construction, est clémente pour ceux qu’elle juge. On le savait depuis longtemps mais comme c’est la première fois que deux prévenus poursuivis pour des faits voisins sont passibles l’un de la juridiction de droit commun, l’autre de cette juridiction d’exception, cette anomalie démocratique qu'est la CJR saute aux yeux.
Le troisième enseignement a trait aux réquisitions qui accablent les organisateurs de la fraude, mais ne soufflent mot des commanditaires éventuels. Dans son réquisitoire, Nicolas Baïetto a reconnu que c’était regrettable. Relevant que les juges d’instruction avaient commencé leurs investigations en retenant la qualification d’« escroquerie en bande organisée », il a rappelé que cette qualification avait été abandonnée en cours de route au profit d'autres griefs (escroquerie, complicité de détournement de fonds publics…), ce que le parquet avait regretté.
Il a donc admis du même coup qu’il y avait des absents à ce procès, qui étaient passés entre les mailles du filet judiciaire. Il a ainsi cité le nom de l’avocat Gilles August, qui a joué un rôle important dans l’arbitrage. Mais il a cité deux autres noms.
Le premier est celui de Claude Guéant, secrétaire général de l’Élysée à l’époque des faits : c’est dans son bureau que, le 30 juillet 2007, une réunion s’est tenue lançant l’arbitrage : « On le retrouve à de nombreuses étapes de cette histoire, dès 2004. Mais son rôle exact n’a pas pu être établi », a dit le procureur Nicolas Baïetto.
Et puis le même procureur a cité le nom de Nicolas Sarkozy, qui est évidemment celui qui a donné l’instruction d’aller à l’arbitrage. Mais il a précisé que le « chef de l’État était protégé par son immunité ».
Ce qui n’est que partiellement exact puisque si bande organisée il y a eu, elle s’est visiblement constituée dès la mi-2006, et les juges d’instruction avait parfaitement la possibilité de l’entendre pour la période précédant l’élection présidentielle. « Mais Nicolas Sarkozy s’est dérobé », a esquivé le procureur, sans expliquer pourquoi la justice n’avait pas usé de la force publique pour contraindre Nicolas Sarkozy, qui n’était alors qu’un simple citoyen, à répondre aux questions du juge.
Bref, comme Mediapart l’a souvent chroniqué, le procès n’a du même coup pas pu remonter la chaîne des responsabilités jusqu’au sommet de l’État. Cette habileté n’est d’ailleurs pas la seule. Les avocats de l’État, Me Pierre Chaigne, conseil de l’agent judiciaire, et Me Benoît Chabert, avocat du CDR, n’en ont eux-mêmes pas manqué.
Me Chaigne a certes parlé clair. Dans sa plaidoirie, il a bien souligné que si cette affaire était d’une exceptionnelle gravité, c’est parce que l’on « a dépassé les règles de notre démocratie dans des proportions allant au-delà l’entendement » ; c’est parce que « les plus hautes autorités de l’État ont été concernées » – sous-entendu, le chef de l’État lui-même.
Mais Me Chabert, lui, ne s’est pas aventuré un seul instant sur ce terrain, se bornant à détailler par le menu les relations entre Bernard Tapie, Me Lantourne et l’arbitre Pierre Estoup. Mais des trois autres ex-hauts fonctionnaires, Stéphane Richard, Bernard Scemama et Jean-François Rocchi, il n’a quasiment pas soufflé mot. Et comme Me Chaigne, il n’a pas voulu se prononcer sur le fait de savoir si les trois prévenus ex-hauts fonctionnaires avaient agi par paresse ou par complicité, s’en remettant sur ce point « à la sagesse du tribunal ».
Cette stratégie d'évitement des conseils de l’État a bien sûr une logique. Car Nicolas Sarkozy et Claude Guéant n’étant pas impliqués dans cette procédure, le procès ne pouvait avoir, par construction, que des enjeux limités. Avant même qu’il ne commence, on pressentait qu’il ne permettrait sans doute pas, sauf énorme surprise, d’approcher de la vérité qui est au cœur de toute cette affaire.
Pourquoi le cours de la justice ordinaire de la République a-t-il été suspendu au moment précis où l’État allait gagner ? Qui pouvait donner une semblable instruction, sinon Nicolas Sarkozy ? Cette cascade de questions débouche sur d’autres, encore plus graves : l’éventuelle intervention de Nicolas Sarkozy en faveur de l’arbitrage, qui a fait perdre 404 millions d’euros aux finances publiques, ne serait-elle pas un remerciement pour service rendu ? Et dans ce cas, lequel ? Le recours à l'arbitrage a sans doute été une contrepartie, mais… de quoi ? S’il y a eu un pacte secret Sarkozy-Tapie, quels en étaient les termes ?
D’entrée, il était donc acquis que le procès ne serait que celui des fraudeurs de l’arbitrage, et pas celui des commanditaires. Il ne pouvait pas en aller différemment, dès lors que les juges d’instruction avaient décidé de ne pas remonter trop haut dans la chaîne de commandement, au sein même de l’État, qui avait conduit à cet arbitrage.
On mesure maintenant que ce choix initial a eu un effet domino : du même coup, les avocats de l’État ont eu tendance à ne pas s’attarder sur les responsabilités des hauts fonctionnaires renvoyés en correctionnelle, quelle que soit la gravité des griefs retenus contre eux dans l’ordonnance de renvoi. Pourquoi les accabler, alors que leurs chefs sont passés entre les mailles du filet ?
Y aurait-il eu des instructions venant du ministère de l'économie (sinon de plus haut), invitant les avocats de l’État à cibler leur plaidoirie contre Bernard Tapie, Me Lantourne et Pierre Estoup, sans s’attarder sur les cas de Jean-François Rocchi, Bernard Scemama et Stéphane Richard ?
De très bonnes sources ont donné à Mediapart l’assurance que de telles instructions, transitant par Bercy, ont effectivement été données. Nous avons voulu nous en assurer en interrogeant Me Chabert sur ce point, mais ce dernier s’est indigné de notre curiosité, sans vouloir répondre précisément à la question.
Quoi qu’il en soit, le parquet n’a pas eu ces prudences. Il s’est résigné à ce que les plus hautes autorités de l’État échappent à la justice, mais pas ceux qui ont organisé l’une des plus spectaculaires escroqueries dont aient jamais pâti les finances publiques.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."