par fernando » 23 Nov 2019, 21:58
« Martin Scorsese renie sa famille, celle d’Hollywood, dont il est un phare »
Entre son dernier film, « The Irishman », qui sort directement sur Netlfix et ses saillies contre les films de super-héros, le réalisateur étrille l’industrie du cinéma, estime dans sa chronique Michel Guerrin, rédacteur en chef au « Monde ».
Chronique. Il faut s’appeler Martin Scorsese, avoir une stature de titan et plus rien à perdre pour oser étriller Hollywood comme il l’a fait. Le cinéaste américain a confié, début octobre, que les films de super-héros capés ou masqués, qui sauvent le camp du bien après deux heures mouvementées, ne sont pas du cinéma. Si encore il avait dit qu’ils étaient mauvais… En plus il lâche sa formule alors que son nouveau film, The Irishman, hormis pour quelques chanceux qui ont pu le voir en salle, sera visible, à partir du 27 novembre, uniquement sur le petit écran de Netflix, son producteur, dont on peut se demander s’il ne va pas tuer le cinéma.
Il faut aller au bout de l’entretien publié le 4 octobre dans la revue britannique Empire pour tomber sur la question : Vous aimez les films Marvel ? Et lire cette réponse spontanée : « Je ne les regarde pas. J’ai essayé, mais ce n’est pas du cinéma. Honnêtement, la chose dont ils se rapprochent le plus, si bien faits soient-ils, avec des acteurs qui donnent le meilleur au vu des circonstances, ce sont des parcs d’attractions. »
Mots-chocs et réactions-fleuves venant du Tout-Hollywood. Car les films de super-héros, tirés de personnages de bandes dessinées, notamment ceux du studio Marvel (propriété de Disney), prolifèrent comme le virus dans un film d’horreur. On connaissait Superman ou Batman, il y a aussi Iron Man, Captain America, Thor ou Hulk. Tant d’autres.
Scorsese a reçu le soutien de Francis Ford Coppola, qui le trouve trop gentil, qualifiant les films Marvel de « méprisables ». Pedro Almodovar, lui, moque ces super-héros asexués et « stérilisés ». Ken Loach, en bon marxiste, dénonce des « films produits comme une marchandise, à l’image des hamburgers, qui n’ont aucune imagination à partager ».
Le cinéaste oscarisé Alejandro Gonzalez Iñarritu (Birdman) a déjà qualifié les films de super-héros de « poison » responsable de « génocide artistique ». Mais Scorsese est spécial. Il renie sa famille, celle d’Hollywood, dont il est un phare. C’est même lui qui aurait ouvert la voie à ce qu’il dénonce avec ses films à la fois brutaux et cérébraux, trépidants et psychologiques.
« Danger émotionnel »
Du reste, les nombreuses personnalités qui ont critiqué Scorsese, pour la plupart impliquées avec Marvel, sont embarrassées. Comment moquer « Marty », comme certains l’appellent, alors qu’on admire Taxi Driver (Palme d’or à Cannes) ou Les Infiltrés (Oscars du meilleur film et du meilleur réalisateur) ? Comment brûler celui qui vous a influencé ? C’est ainsi que le cinéaste Jon Favreau (Iron Man) a déclaré que son héros « a le droit d’exprimer n’importe quelle opinion ». Sinon la plupart ont préféré refuser le débat au motif que Scorsese ne peut juger des films qu’il n’a pas vus – oubliant de rappeler qu’il avait essayé… C’est la position de l’homme le plus puissant d’Hollywood, Robert Iger, directeur général de Disney, qui chapeaute les studios Marvel, Pixar, Lucasfilm et la Fox.
Aussi, Martin Scorsese a précisé ses convictions dans une tribune lumineuse publiée le 4 novembre par le New York Times. Les films de super-héros lui tombent des yeux, car il leur manque « la révélation, le mystère, le danger émotionnel ». Il s’ennuie devant des personnages de gentils, bousculés à l’écran mais qui gagnent toujours à la fin. Dans un entretien avec L’Obs, le 31 octobre, il ajoute : « Si vous revoyez un film de super-héros dans quelques années, posez-vous la question : qu’ai-je appris de la vie ? » Réponse induite : rien.
Pour Scorsese, le miracle d’Hollywood est d’avoir su conjuguer art et commerce pendant des décennies, alors qu’aujourd’hui le risque est souvent éliminé pour laisser la place à des films « calibrés, testés, remaniés, dupliqués, prêts à consommer ». Il aurait pu rappeler, pour appuyer ses propos, que Marvel a sorti 23 films en onze ans, qui constituent la plus formidable machine à cash d’Hollywood, rapportant une bonne vingtaine de milliards de dollars dans le monde. Que le tout récent Avengers : Endgame (2019) est le film le plus rentable de l’histoire avec 2,8 milliards de dollars, devant Avatar et Titanic. 2019 devrait être une année record et ce n’est pas fini. Huit films Marvel sont annoncés dans les trois années à venir.
Trio de septuagénaires
Pourquoi pas, dit Scorsese, si le public a le choix entre « le divertissement et le cinéma ». Sauf que les films de super-héros écrasent l’offre au point de rendre le public dépendant, d’asphyxier les films d’auteur et d’imposer une esthétique spectaculaire qui contaminerait toute la production. On pourrait lui rétorquer que la frontière entre art et divertissement est vieille comme le cinéma, poreuse aussi, que certains films comme The Dark Knight, de Christopher Nolan, ou le premier Gardiens de la galaxie, de James Gunn, ont du style.
Ce n’est pas le problème de Scorsese. Sa saillie est liée à la sortie de son film The Irishman, porté par un trio de septuagénaires, Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci. Pas des héros, encore moins des super-héros, mais des gangsters dont l’histoire court sur plus de quarante ans. Le temps qui passe, ronge les corps, les visages et les cerveaux est au cœur de cette fresque proustienne de trois heures trente, funèbre et mélancolique, avec peu d’action et beaucoup de dialogues en vase clos.
L’agonie du film renvoie à l’agonie du cinéma selon Scorsese, qui, en conséquence, s’offre à Netflix. Une trahison pour les fans. Sa réponse est simple. Seul Netflix a accepté de l’accompagner dans cette aventure, d’investir 160 millions de dollars afin, notamment, de créer les indispensables effets spéciaux qui ont permis à Robert De Niro d’avoir à l’écran 30 ans ou 80 ans. Après avoir vu The Irishman, on comprend son obsession. Mais quel paradoxe que de voir une œuvre de chair à vif et de pur cinéma déserter la salle qui, elle, se remplit de super-héros aux visages inhumains.
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