par fernando » 20 Jan 2020, 14:42
Une belle tranche de vie roubaisienne. Une famille en or.
« Mourad ? On l’avait tous noté mort… » A Roubaix, dans les pas d’une famille dont 23 membres sont partis faire le djihad
Par Elise Vincent et Allan Kaval
Radicalisés par l’un des leurs qui fait aujourd’hui partie des douze Français condamnés à mort en Irak, les Tahar Aouidate ont été décimés par la guerre. L’un des enfants survivant du clan est aujourd’hui détenu seul en Syrie, dans une prison pour adultes.
C’est une absence encombrante, toujours évoquée à mots couverts, sous les brumes du nord roubaisien. Une disparition collective, dont seuls attestent encore les volets baissés de maisonnettes mitoyennes en briques rouges, fermées comme pour un départ en vacances. Hasard de l’urbanisme de l’ex-cité industrielle, le 6 rue Galilée, où vivait « Mourad », son père, sa mère, et ses quatre frères et sœurs avant de se volatiliser en 2014 pour rejoindre l’organisation Etat islamique (EI), a toujours été une impasse. Une voie sans issue s’arrêtant net sur une étendue d’herbes folles en bordure de canal, avec vue directe sur le cimetière.
Quand Le Monde a rencontré pour la première fois Mourad (pseudonyme dû à sa minorité lors des faits), fin octobre 2019, c’était en Syrie, dans un camp pour hommes surpeuplé, gardé tant bien que mal par les autorités kurdes. Il venait d’avoir 18 ans – il est né un 14 octobre 2001.
Vêtu d’une combinaison orange trop grande pour lui, il s’était longuement épanché sur ses années de guerre, le décès de deux de ses petites sœurs, et l’amputation d’une troisième touchée par un éclat d’obus de mortier. Rongé par l’anxiété, il avait aussi livré quelques bribes de son enfance, évoqué la bibliothèque municipale, le jardin de ses grands-parents. Autant de lieux qui semblaient incarner les reliquats d’une jeunesse presque ordinaire.
Douche froide
A Roubaix, au prononcé de son nom, un malaise est toutefois apparu. « Mourad ? On l’avait tous noté mort… », a lâché d’emblée un ancien proche du garçon, dans un bar PMU du centre-ville. « En Syrie, qu’il y reste ! », a éructé un autre, attablé à un restaurant Quick.
Dans Le Monde, Mourad avait témoigné anonymement. Mais il a vite été démasqué par tout ce que le microcosme roubaisien compte de familles confrontées au départ d’un parent pour le djihad. Des mères et des frères rompus à la chasse ingrate aux « preuves de vie ». Où chacun cherche un fils, une sœur, avec la hantise inavouable que la bonne nouvelle survienne d’abord sur le compte WhatsApp d’à côté.
Chez ces écorchés, l’information de la survie de Mourad a eu l’effet d’une douche froide. L’adolescent n’avait que 12 ans quand il a quitté Roubaix. Mais son prénom a toujours été indirectement adossé à un patronyme envahissant : Tahar Aouidate. Presque un « clan », des « tordus », disent certains. Une famille dont vingt-trois membres sont partis en Syrie sur la seule année 2014. L’équivalent de près d’un tiers des 80 départs de l’agglomération lilloise pour la période 2012-2016, selon un décompte de La Voix du Nord. Presque un record national.
Dans l’ancien bassin industriel, au pied des vieilles cheminées d’usine désormais patrimoine protégé, le djihad n’a jamais frappé aussi durement que le chômage (13 % de la population) et la pauvreté (45 %). Mais de Lille à Tourcoing, les Tahar Aouidate ont fait florès. Et Mourad en a ravivé malgré lui le visage maudit.
Devenu majeur en Syrie
Une dérive familiale qui tiraille à sa façon la politique française de non-retour des djihadistes sur zone. A écouter l’ex-entourage des Tahar Aouidate, Mourad, gamin, était plutôt un pâlot discret, un chétif auquel on ne prête guère attention dans l’ombre du salon parental. Mais la documentation judiciaire à son sujet, que Le Monde a pu consulter, révèle aujourd’hui une tout autre nature, avec un véritable engagement djihadiste.
Son histoire est l’illustration rare de l’itinéraire d’un de ces mineurs devenus majeurs en Syrie, puis surexposés à la propagande et aux combats. Ceux que l’on appelle les « lionceaux du califat ». Selon nos informations, seuls neuf sont rentrés en France depuis 2014. Parmi eux, sept ont fait l’objet de poursuites pour terrorisme.
Dans le cas de Mourad, plane de surcroît l’ombre d’un oncle terrible. Un certain Fodil Tahar Aouidate : l’un des douze djihadistes français actuellement détenus et condamnés à mort en Irak mi-2019. A 33 ans, ce costaud au front large s’est notamment illustré, en décembre 2015, en faisant part de « son grand plaisir et bonheur » de voir des « mécréants souffrir » lors des attentats du 13-Novembre.
Considéré comme l’un des piliers du djihad nordiste, il a compté parmi les pionniers de sa région à s’aventurer en Syrie, dès 2013, à une époque où il était encore possible d’aller et venir sans être incarcéré. A son retour, cet unique garçon d’une fratrie de neuf enfants s’est méthodiquement employé à convaincre une à une l’ensemble de ses sœurs de partir sur zone avec maris et enfants. Quitte à employer la force et l’intimidation.
« Tyran domestique »
Cet « enfant roi », « chouchou » de sa mère, selon les descriptions, serait devenu au fil des ans un véritable « tyran domestique ». Le tout sur fond de vie dissolue entre banditisme régional et velléités djihadistes internationales, notamment au contact des milieux belges proches du groupe Shari4Belgium. A Bruxelles, Fodil Tahar Aouidate a aussi été en lien avec un recruteur bien connu des services antiterroristes : Khalid Zerkani, surnommé « Papa Noël ».
Ce quadragénaire aux faux airs de vieux fou bedonnant a facilité pendant des années les allers-retours en Syrie de toute une jeunesse franco-belge, dont plusieurs membres des commandos du 13 novembre 2015 et de Bruxelles, en mars 2016. Parmi eux : Abdelhamid Abaaoud, « cerveau » des attaques de Paris, dont Fodil Tahar Aouidate aurait, selon certaines sources, pris la place dans la hiérarchie de l’EI, après son décès.
C’est toutefois surtout l’interpellation de Fodil Tahar Aouidate, à Roubaix, en octobre 2013, à son retour d’un premier séjour en Syrie via la Belgique, qui va précipiter la fuite de tous les siens. En particulier celle de son jeune neveu, Mourad. Des informations remontant aux services de sécurité font alors état d’un risque « imminent » de « passage à l’acte ». Les enquêteurs chargés du suivi de la mouvance djihadiste redoutent déjà un attentat sur le sol français fomenté outre-Quiévrain.
Celui-ci ne sera jamais étayé. Fodil Tahar Aouidate sera relâché. Mais lors de cette descente de police, une des sœurs du futur terroriste va demander au discret Mourad un service. Concrètement : se débarrasser des armes compromettantes stockées par son oncle à son domicile, dans le canal derrière la maison…
Un portrait à mille lieues du repenti épuisé
Parmi ces armes, il y aurait eu au moins une kalachnikov. Sa finalité n’a jamais pu être démontrée. Mais cet épisode apparaît comme un péché originel dans le parcours résumé à gros traits de l’adolescent dans le mandat d’arrêt émis à son encontre, en décembre 2016. Il est alors en Syrie et âgé de 15 ans.
« Mourad a démontré (…) une particulière implication dans sa volonté d’aider son oncle, Fodil Tahar Aouidate, en jetant les armes que ce dernier avait cachées à son domicile nordiste dans le but de s’en servir dans le cadre d’un projet terroriste », estime le juge d’instruction chargé de l’enquête. « Il a [ensuite] de son plein gré et malgré son jeune âge intégré les rangs djihadistes de l’EI et persisté dans son engagement y compris après les attentats meurtriers perpétrés en France et en Europe à compter de 2015 », poursuit le magistrat.
Un portrait à mille lieues du repenti épuisé, traumatisé, rencontré en Syrie, en octobre 2019, qui disait « oublier les choses »… Loin aussi des bribes de souvenirs ramassés ici et là – toujours contre anonymat – dans le dédale des rues ouvrières roubaisiennes. A la médiathèque de la ville notamment, point de ralliement chaque mercredi de toute une jeunesse modeste en quête d’un refuge chaud et gratuit, Mourad avait ses habitudes.
Ici, les minots sont souvent confiés aux bons soins des bandes dessinées jusqu’à la fermeture. Ça chahute régulièrement, d’ennui ou de fatigue, derrière les rayonnages. Mais en cette mi-décembre 2019, la photo de l’adolescent rappelle un visage familier, et arrache vite une vive émotion à l’un des employés habitué à veiller sur les enfants comme sur les livres.
Des déhanchés jugés « haram »
Au pôle ressources jeunesse Deschepper, l’un des principaux centres culturels de la ville, on est plus ennuyé. Dans cet ancien bâtiment industriel où l’accueil est aujourd’hui en partie assuré par le vice-président de la mosquée Abu-Bakr, pilier revendiqué du salafisme hexagonal, les tantes de Mourad ont longtemps pratiqué la danse hip-hop. Ici, on se souvient avec pudeur de leur passion, de leur talent, et du garçonnet qui parfois les accompagnait.
Certaines sont allées jusqu’à la pratique semi-professionnelle, les tournées à l’étranger, les plateaux télé. Mais nul ne veut s’attarder sur le constat qui fâche, répété à l’envi au fil des procès-verbaux : sous la pression de leur frère Fodil, jugeant « haram » (« péché ») leurs déhanchés, elles ont progressivement arrêté de danser. L’une d’elles a même confié, lors d’un interrogatoire, s’être fait casser un genou à l’occasion d’un spectacle.
A Roubaix, le hip-hop est un peu comme le football, un sport roi, un aspirateur à vocations populaire. Or, le domicile des grands-parents Tahar Aouidate était situé à 200 mètres du centre de danse. A ce 40 rue des Arts, une ex-maison de maître, la famille aimait à se retrouver. Depuis sa prison syrienne, Mourad s’en rappelait la face heureuse, son jardin ombragé en enfilade.
Vie en vase clos
Mais d’autres témoins ont raconté au Monde, effarés, la vie en vase clos qu’ils y ont découvert. Un quotidien en pratique strictement régenté par le souci de non-mixité, entretenu dans une sorte de méfiance constante du monde « kouffar » extérieur, et happé par le syndrome de Diogène à mesure que le départ collectif approchait. Le tout sous le regard impassible de la direction générale de la sécurité intérieure qui planquait juste en face.
La maman d’une étudiante en BTS devenue l’une des épouses de Fodil Tahar Aouidate et la mère de son premier enfant ne s’est ainsi jamais remise d’avoir été interdite d’entrer au domicile familial, cantonnée au palier, et ainsi privée d’embrasser une dernière fois sa fille portant le niqab, alors qu’elle s’apprêtait à partir en Syrie. Le djihadiste serait depuis devenu père, sur zone, de quatre autres enfants de femmes différentes.
Le propriétaire d’un appartement que le futur combattant de l’EI louait à Tourcoing, a, lui, débarqué effrayé, un jour, au commissariat, en racontant comment son atypique résident imposait à tout le voisinage de quitter fenêtres et pas de porte, à chaque entrée et sortie de sa femme du domicile conjugal. Fodil Tahar Aouidate l’avait en outre menacé de l’égorger s’il lui réclamait ses impayés.
Dans l’ordre des départs, ce sont d’abord Fella et Selma, les plus jeunes sœurs de Fodil Tahar Aouidate, 20 et 22 ans à l’époque, qui ont rejoint la Syrie. C’était en mai 2014, par avion, depuis Bruxelles. Elles étaient accompagnées de Célia, l’épouse de leur frère, et de la fille mineure de l’une d’elles. Il y a ensuite eu Fairouz, en juin, l’aînée de la fratrie. Puis Fatma, la mère, 63 ans, trop malheureuse à l’idée de rester en France sans son fils malgré ses frasques.
Menaces d’enlèvement des enfants
Le tour de Mourad, de ses quatre frères et sœurs, et de sa mère, Naziha (36 ans à l’époque) est venu en août 2014. Eux ont quitté le territoire en même temps qu’Amina, quatrième de la famille, sa fille et son mari, un certain Jérémy Potencier, ex-gamin de l’aide sociale à l’enfance, converti sur le tard à la foi musulmane.
Contrairement aux souvenirs flous qu’avait confiés Mourad au Monde en Syrie, son père, Mohamed, a fermé la marche, un mois plus tard, en septembre 2014. Un dernier voyage dans lequel sont embarqués le grand-père Tahar Aouidate, ex-ouvrier à la retraite alors âgé de 69 ans, et Nacima, sa troisième fille.
A en croire certains récits, ces « retardataires » se sont retrouvés à sauter le pas de l’aventure du djihad familial de manière plus ou moins « forcés ». Le grand-père s’est laissé berner par le risque d’interpellation brandi par son fils s’il restait en France. Amina et son conjoint ont redouté la mise à exécution de menaces « d’enlèvement de leurs enfants ». Quant à Mohamed, désespéré du départ inopiné de sa femme avec ses enfants, il est parti « pour ne pas les perdre », selon un proche.
A l’époque, à 46 ans, cette « pièce rapportée » du clan avait une situation plutôt confortable. Propriétaire d’une viennoiserie jouxtant un lycée professionnel, il gérait aussi un snack rue de Lannoy, à Roubaix. Une longue artère commerçante, caricature de « l’enclave » travaillée par les réseaux rigoristes musulmans telle que décrite par certains chercheurs, où s’alignent les kebabs dans lesquels il n’est possible de payer qu’en liquide, les librairies musulmanes, et les boutiques « réservées aux femmes ».
« Sorcellerie »
Le père de Mourad a un temps été soupçonné d’avoir partagé les tentations terroristes de son beau-frère, mais le « cham » et ses champs de bataille – où il a finalement été tué – n’aurait jamais été un projet. Avant son départ, il avait confié sa viennoiserie à un cousin, espérant la retrouver en ordre de marche à son retour.
Résultat malheureux d’un phénomène « d’emprise » ? Délire collectif ? Un ex-intime des Tahar Aouidate, furtivement marié à une des sœurs de Fodil, ose jusqu’au terme de « sorcellerie » pour expliquer l’emballement pour le djihad de la famille. Dans la cafétéria du supermarché Leclerc où il se raconte, cet amateur de MMA, fidèle de la mosquée Abu-Bakr, et père d’une fillette née en 2011 jamais réapparue depuis son départ sur zone, s’estime en quelque sorte victime d’une forme de « manipulation ».
Un récit dans l’air du temps, à Roubaix. Tel que, de la mairie aux salles de prières, on aimerait désormais écrire l’histoire. En clair, le djihad a été l’œuvre d’une minorité malveillante, l’entreprise individuelle d’esprits fragiles ayant jeté l’opprobre sur toute la communauté. Il faut donc tourner la page.
Du sort des Tahar Aouidate et de leurs enfants, plus une âme ne se soucie guère, dans l’ancienne cité textile. Le djihad est même devenu pour les familles toujours en quête d’un proche sur les ex-terres du « califat », une honte, un « tabou » disent-elles. Sur leur forum, il se dit juste que Fairouz et Amina seraient mortes. Même chose pour Fatma, la grand-mère, qui aurait succombé de maladie, en 2017. La plupart des hommes du clan seraient pour leur part décédés au front.
Aider financièrement depuis la France
Mohamed, le grand-père, en revanche, aurait miraculeusement survécu. Il serait actuellement en prison, dans le Nord-Est syrien. Fella, Célia et Selma seraient aussi toujours en vie. La première serait recluse au camp de Roj, la dernière aurait cherché à rejoindre le dernier bastion djihadiste d’Idlib, au nord-ouest du pays. Les allégations les plus dures visent Naziha, la mère de Mourad, décrite comme toujours militante, maltraitante, et même membre de la « hisba » (la police islamique), au sein du camp d’Al-Hol.
Ces dernières années, seules deux tantes de Mourad, Anissa et Assia, 37 et 32 ans, ont pu échapper à la guerre. Fodil Tahar Aouidate leur avait intimé l’ordre de soutenir le clan à distance, en aidant financièrement depuis la France à améliorer l’ordinaire syrien. Chaque mois, elles devaient ainsi siphonner les comptes bancaires de chacun, prélever les pensions de retraite ou les allocations familiales, puis envoyer la somme par mandat à des intermédiaires en Turquie.
Renvoyées devant un tribunal correctionnel pour financement du terrorisme, les deux femmes se sont défendues de toute adhésion idéologique à l’EI. Mais lors de leur procès en appel, en octobre 2019, elles ont été condamnées à six et quatre ans de prison ferme. L’aînée a été immédiatement incarcérée. La seconde était dans son neuvième mois de grossesse. Elle a accouché d’un troisième enfant, quelques jours après le verdict.
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