par fernando » 06 Juil 2020, 13:51
« Trump est du bon côté de l’histoire » : en Virginie, les nostalgiques du Sud esclavagiste défendent leur « héritage »
A deux heures de Washington, le Crossroads Country Store propose des objets à la gloire de la Confédération. « La classe moyenne chrétienne blanche, qui a fait la grandeur de l’Amérique, est attaquée de toutes parts », assure son propriétaire.
Pénétrer dans la boutique de Rex Miller n’invite pas seulement à un saut dans le passé. Arpenter les rayonnages en compagnie du propriétaire du Crossroads Country Store pousse surtout à une plongée dans un monde parallèle. A deux heures de route de Washington, dans la vallée préservée de Shenandoah (Virginie), le sexagénaire règne sur un univers consacré à la glorification de l’armée confédérée des Etats du Sud, défaite lors de la guerre civile américaine (1861-1865), qui mit fin à l’esclavage.
Dans ce magasin de décoration-librairie niché dans un marché couvert spécialisé dans l’artisanat local, les différentes versions du drapeau confédéré flottent au plafond. Le plus répandu, une toile rouge traversée de deux diagonales bleues parsemées d’étoiles, orne tout ce que le marketing a pu imaginer : canifs, briquets, décapsuleurs, baromètres, tasses, verres, jeux de cartes, boucles de ceinturon, autocollants, vêtements pour bébés et tee-shirts agrémentés de slogans provocateurs : « Si ce drapeau t’offusque, étudie l’histoire américaine. »
Dixieland (l’autre nom des Etats sudistes) est aussi à l’honneur, décliné avec force cœurs rouges. Moins colorées, des casquettes de laine grise, symboles de l’uniforme militaire sudiste, tentent le chaland. Le tout est présenté au beau milieu de produits estampillés « Trump 2020 » et de son slogan de campagne « Keep America great ».
Bienvenue au cœur d’une Amérique trumpiste, nostalgique et quelque peu révisionniste, exaspérée par la résurgence des débats sur la présence de symboles sudistes dans l’espace public, statues ou drapeaux, survenue dans la foulée des manifestations antiracistes de ces dernières semaines. Une Amérique aussi où le Covid-19 est « une invention politique » et où le port du masque est regardé avec dédain.
Ses lunettes en demi-lune plantées sur le nez, M. Miller – non masqué donc –, est formel : « Déboulonner les statues est une erreur car elles représentent l’histoire. Le fait que le Nord ait menti sur la guerre de Sécession ne change pas les événements : la guerre n’a pas eu lieu pour sauver l’Union ou mettre fin à l’esclavage, mais pour permettre au Nord de s’emparer des richesses du Sud. Les sudistes se battaient pour leurs droits. » Ceux qui disent autre chose et lient ces symboles au racisme et à l’esclavage sont des « marxistes qui endoctrinent les enfants, de l’école à l’université ». Et, prévient-il, « aucune réconciliation » entre les tenants de ces deux récits n’est possible.
Le magasin de M. Miller, fondé en 1996 pour contrer « la disparition de cette réalité historique », n’offre pas seulement un refuge aux adeptes d’un folklore passéiste ; il défend une vision du monde. Un large espace est consacré à des dizaines de livres proposant une (re) lecture de l’histoire. Les ouvrages dénonçant le « traître » Lincoln (le seizième président américain, qui a proclamé l’émancipation des esclaves) occupent plusieurs étagères, au côté d’hagiographies sur les généraux sudistes. Selon le patron, les clients viennent y chercher des réponses et débuter « un chemin vers la vérité ».
« On ne peut pas réécrire le passé »
Allen (il n’a pas souhaité donner son nom de famille), 63 ans, casquette noire ornée d’un drapeau confédéré, tient à la main une biographie du général Robert E. Lee, celui-là même dont les statues plantées dans diverses villes du pays suscitent les passions, notamment à Richmond, la capitale de Virginie. « Trump a raison d’interdire le déboulonnage des statues ; on ne peut pas réécrire le passé », explique cet employé de l’université locale. Le président américain a signé le 26 juin un décret « protégeant les monuments américains », un acte symbolique destiné à satisfaire son électorat plus qu’une nouvelle politique ; ces décisions relèvent rarement de l’échelon fédéral.
Les élus du Mississippi viennent de voter le retrait d’un symbole confédéré sur le drapeau de cet Etat du Sud au long passé ségrégationniste. Le championnat automobile Nascar, populaire dans le Sud, vient d’interdire à ses fans d’agiter le drapeau confédéré sur ses circuits. Une vingtaine de statues ont été déboulonnées depuis le début des manifestations antiracistes fin mai, selon le Southern Poverty Law Center, qui en dénombre encore quelque 1 700 à travers le pays.
Allen, comme d’autres clients, est convaincu que les divisions actuelles et les « guerres culturelles » sur la religion, l’histoire, le racisme, les armes, qui secouent le pays ont toutes les chances de déboucher sur une « nouvelle guerre civile si M. Trump n’est pas réélu » : « Les démocrates nous prendront toutes nos libertés. » A ses côtés, Linda, une cliente triste et désemparée par les tentatives de débaptiser les lieux publics nommés en hommage à des soldats confédérés (bases militaires, rues, cimetières…) s’inquiète aussi des tensions. La vallée a certes été préservée des manifestations mais son mari a, depuis une quinzaine de jours, « remis une arme dans la voiture. On ne sait plus à qui on a affaire ».
« Trump est du bon côté de l’histoire »
Un peu revêche au premier abord, M. Miller se détend pour lâcher ce qui, au fond, le gêne tant : « La classe moyenne chrétienne blanche, qui a fait la grandeur de l’Amérique, est attaquée de toutes parts. » A ses yeux, les déboulonneurs de statues, « les Noirs, les anarchistes, les socialistes, les musulmans, les juifs », sont « ceux qui veulent nous priver de nos droits » : « Dans ce débat, Trump est du bon côté de l’histoire. »
Reprenant le langage du président américain, qui qualifie les manifestants antiracistes « d’anarchistes, semant le chaos », Steve Reedy abonde. Ce client débonnaire est passé acheter un drapeau confédéré et une gourde assortie : « C’est ma façon de protester contre les déboulonnages. » Cet employé d’une scierie voue une passion au général Lee. « J’ai un tableau de lui chez moi et je lui rends hommage régulièrement. » Ici, tous sont descendants de soldats confédérés et respectent « le combat des hommes qui ont lutté pour préserver leur style de vie et se libérer de la tyrannie du Nord ». « L’esclavage aurait fini par disparaître, de toute façon », assure-t-il.
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M. Miller croit bon d’ajouter que la pratique coûtait cher aux propriétaires d’esclaves. « De bons chrétiens, ils les nourrissaient, les habillaient, les logeaient, les soignaient. » Linda, dont la belle-famille possédait des esclaves, insiste : « Pour nous, les souvenirs de la guerre sont notre héritage, pas un symbole de haine. » La mère de famille repart avec un livre sur Stonewall Jackson, un général sudiste dont la statue a été descendue de son piédestal à Richmond, le 1er juillet.
M. Miller l’a constaté : chaque fois qu’une polémique renaît sur les symboles de la guerre de Sécession, les affaires reprennent. Une consolation.
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