par fernando » 30 Nov 2020, 13:14
Révélations sur une gigantesque escroquerie aux cryptomonnaies
Enquête
Sociétés-écrans à Chypre, rabatteurs au Bangladesh, régies biélorusses ou israéliennes, centres d’appels en Ukraine : des milliers de personnes se font abuser par une arnaque mondiale basée sur des publicités pour des placements en bitcoins.
« Excusez-moi, vous pouvez attendre cinq minutes ? Ma femme pense que je suis en train de me faire escroquer. » Clas Backman pose le téléphone un instant, le temps de rassurer sa femme : non, s’il parle en anglais au téléphone, ce n’est pas parce qu’il est à nouveau en contact avec des arnaqueurs, mais pour répondre à un journaliste du Monde. Ce Suédois a été victime, en 2019, d’une escroquerie aux faux placements, opérée par un call center (centre d’appels) proposant des investissements alléchants. Il a investi environ 20 000 euros, et a « presque tout perdu ». Sa plainte est toujours en cours d’instruction, mais il se fait peu d’illusions : il ne reverra jamais cet argent.
Comme des centaines de milliers de personnes dans le monde, M. Backman est tombé dans le piège à cause d’une simple publicité en ligne. En septembre 2019, il clique sur un encart pour Bitcoin Trader, qui se présente comme un logiciel de trading en cryptomonnaies révolutionnaire. Après avoir entré ses coordonnées sur le site, il est immédiatement rappelé par un « conseiller », qui le convainc de placer 250 dollars (210 euros).
Scénario bien connu
L’escroquerie suit ensuite un scénario bien connu : au début, la victime voit ses gains augmenter à grande vitesse ; ses « conseillers » la pressent de déposer davantage d’argent, pour profiter d’une tendance à la hausse. Puis, lorsque la victime a investi tout ce qu’elle pouvait, ou quand elle demande à retirer ses gains, silence radio. L’argent n’est plus disponible. Parfois, il n’a jamais été investi nulle part – il est simplement venu gonfler le compte en banque des escrocs.
Le Monde a enquêté, en partenariat avec un consortium international de journalistes, dirigé par le quotidien suédois Dagens Nyheter et le réseau de journalistes Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), associant une dizaine d’autres rédactions, sur la manière dont ces arnaques se sont réinventées au cours des trois dernières années. Les escroqueries aux faux placements sont loin d’être une nouveauté, mais elles sont devenues, faute d’un meilleur terme, beaucoup plus « professionnelles » et « redoutablement efficaces », explique Claire Castanet, directrice des relations avec les épargnants et leur protection à l’Autorité des marchés financiers (AMF).
Efficaces, et lucratives : selon les estimations de l’AMF, qui a mené une enquête d’ampleur sur une année et demie, en 2017 et 2018, le préjudice de l’ensemble des arnaques au placement s’élevait, en France, à environ un milliard d’euros sur cette période. Et l’Hexagaone est moins touché par le phénomène que d’autres pays d’Europe de l’Ouest. Selon les explications d’une source ayant travaillé pour un call center opérant les escroqueries, les responsables de ces arnaques évitent la France, estimant que ses enquêteurs sont plus efficaces que dans d’autres pays – une tendance confirmée par plusieurs documents que Le Monde a pu consulter, bases de données de ciblage de victimes ou annonces de recrutement.
Circuits de blanchiment d’argent complexes
Les escrocs ont peut-être raison de se méfier. Fin janvier, une opération commune d’enquêteurs français, belges et israéliens, encadrée par l’unité de coopération judiciaire de l’Union européenne Eurojust, a permis de démanteler un réseau d’escroqueries aux faux placements qui avait fait 85 victimes pour un total de 6 millions d’euros. Le cerveau présumé, un Franco-Israélien, s’est réfugié, depuis 2012, en Israël pour échapper à la prison – il avait été condamné à cinq ans de prison en France dans une affaire de fraude à la taxe carbone. « La France délivre, plus facilement que d’autres pays, des mandats d’arrêt internationaux, ça inquiète ces escrocs qui ont des vies de grands voyageurs », estime Mathieu Fohlen, premier vice-procureur de la République à Bordeaux, qui a mené des enquêtes sur plusieurs escroqueries similaires.
Mais remonter jusqu’aux donneurs d’ordres est très compliqué, note le magistrat, en raison des circuits de blanchiment d’argent complexes utilisés par les criminels. « Ils ont épuisé tous les systèmes bancaires européens : on a commencé par la Pologne, les pays baltes, le Portugal. Au fur et à mesure que les fraudes étaient détectées, ils changeaient de pays. L’argent est ensuite ventilé vers l’Asie avant de retourner dans les mains des escrocs. »
« Véritables lessiveuses »
Les enquêteurs passent beaucoup de temps à remonter des pistes rarement concluantes : « A Hongkong, il faut un an pour exécuter une demande sur un compte bancaire. Au bout d’un an, on découvre que l’argent a été transféré sur un autre compte, et il faut faire une nouvelle demande, raconte M. Fohlen. On voit de véritables lessiveuses, avec 40 millions de dollars qui rentrent en six mois sur le compte d’une entreprise, puis l’argent ressort dans une myriade de pays qui sont des paradis fiscaux, sans rapport avec l’objet social de l’entreprise. Et au final, on découvre que le titulaire du compte est un prête-nom… On perd beaucoup de temps et d’énergie sur des mules financières, c’est un peu la limite de la stratégie “Follow the money” [suivre la piste de l’argent]. »
Les arrestations restent rares, dans un secteur où de très nombreux maillons d’une longue chaîne peuvent espérer gagner des sommes importantes sans prendre de grands risques. Au cœur de ces escroqueries se situent des centres d’appels spécialisés, dont la plupart sont situés en Europe de l’Est, en Biélorussie, à Chypre ou en Israël. Mais leur bon fonctionnement dépend de toute une série d’intermédiaires, et notamment de petites mains chargées du rabattage des futures victimes : ce qu’on appelle la « génération de leads ». Le terme désigne toutes les pratiques consistant à récolter les coordonnées de personnes à appeler – les « leads », en jargon du marketing.
Petites mains chargées du recrutement de victimes
Cette partie de l’arnaque est à la fois industrialisée et disséminée – une forme de « crime désorganisé », selon l’expression du chercheur en criminologie britannique David S. Wall. Des sociétés spécialisées, parfois cachées derrière un montage complexe pour masquer leur véritable raison sociale ou leur origine géographique, recrutent des petites mains qui vont se charger du recrutement de victimes à travers des sites fournis clés en main. Ces sous-traitants se chargent de construire et d’héberger des sites visant à récolter les données personnelles de futurs « clients », achètent des publicités pour les mettre en avant, et transmettent au centre d’appels – en temps réel – les coordonnées des personnes qui s’inscrivent sur leurs sites.
Le Monde a pu consulter un contrat passé entre une société israélienne spécialisée dans ces pratiques, Trafficasa, et un donneur d’ordre bulgare : le contrat spécifie que les numéros transmis au centre d’appels doivent être rappelés « dans les dix minutes suivant la réception du numéro ». Trafficasa, qui met en avant sur sa page Facebook le fait qu’elle utilise la marque prisée des escrocs Bitcoin Revolution, n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
« Cible »
Pour les sous-traitants, la manœuvre peut être extrêmement rentable. Pour les « hot leads » tout juste récoltés, le mode de rémunération principal est celui de l’affiliation : le sous-traitant est directement intéressé au fait que de nouveaux clients s’inscrivent. Les tarifs présentés sur des sites spécialisés sont très élevés : pour tout internaute qui s’inscrit et dépose 250 euros, le montant minimal, l’intermédiaire reçoit entre 200 et 600 euros, selon le pays de résidence de la « cible ».
Plusieurs dizaines de sociétés spécialisées dans le « marketing de l’affiliation » proposent ainsi des « offres crypto » ou « offres forex » qui utilisent des publicités mensongères, et illégales en France comme dans de nombreux pays, pour attirer des investisseurs un peu trop crédules, en promettant des rendements bien trop beaux pour être vrais. Différentes publicités, présentant différentes « marques », fournissent parfois des « leads » au même centre d’appels.
« Elle va ajouter 1 000, elle ne peut pas se permettre de perdre 1 000 hahaha »
Le Monde a pu consulter de larges extraits d’une base de données interne à un centre d’appels, nommé alternativement Swiss-capital.fm ou Wealth advisor ; le régulateur britannique a émis un avertissement sur cette entreprise qui usurpe l’identité d’une autre société, elle, légitime. C’est ce centre d’appels qui a soutiré 20 000 euros à Clas Backman – sa localisation exacte reste inconnue. Le document, très détaillé, mentionne les différents types de publicités mensongères utilisées pour récupérer le numéro de téléphone des personnes démarchées ; une douzaine de canaux différents y sont mentionnés, dont les classiques Bitcoin Revolution et Bitcoin Code.
La base de données éclaire également les pratiques des centres d’appels, par le biais des mémos qui y étaient laissés par les employés à l’adresse de leurs collègues ou de leurs supérieurs. « Elle va ajouter 1 000, elle ne peut pas se permettre de perdre 1 000 hahaha », écrit ainsi un employé à propos d’une victime anglaise. « Ne veut pas mettre plus d’argent, a trois enfants handicapés. (…) Je vais bosser un peu avec lui et lui demander plus », écrit un autre à propos d’un père de famille anglais. Lorsque les victimes n’ont plus d’argent, les opérateurs les incitent à emprunter : « Il a obtenu un prêt de 17 500 euros, on attend qu’il arrive sur son compte », explique ainsi un commentaire à propos d’une victime néerlandaise qui avait déjà investi 2 700 euros.
Mécanique bien rôdée
Des scripts de conversation fournis à l’OCCRP par un ex-employé d’un centre d’appels israélien montrent une mécanique bien rodée, dans laquelle il est recommandé de « jouer sur l’empathie », de lui dire que sa voix « fait beaucoup plus jeune » que son âge, de se montrer « confiant et enthousiaste » pour mieux soutirer à la personne des informations sur sa situation financière. Si l’interlocuteur se montre méfiant et se rend compte qu’il s’agit d’une escroquerie, l’opérateur doit lui faire comprendre que « nous n’avons pas besoin de lui, c’est lui qui a besoin de nous. S’il n’a pas raccroché, c’est qu’il est juste inquiet, on peut résoudre le problème dans la plupart des cas ».
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Après avoir perdu leurs économies, les victimes subissent souvent une deuxième peine : leurs coordonnées sont revendues à d’autres escrocs, et le démarchage est incessant. Certains replongent, comme l’atteste le fichier de Swiss-Capital.fm : « Le client s’est déjà fait arnaquer, il est très sceptique. (…) Nous nous sommes mis d’accord pour qu’il mette 2 500. (…) Il n’a aucune idée de ce qui se passe sur les marchés, je vais trader avec lui et lui demander de mettre plus. »
Ces numéros de victimes alimentent un « marché de l’occasion », moins rémunérateur que celui des « hot leads », mais qui fait vivre des revendeurs spécialisés. « Je récupère les fichiers via des hackers, des call centers, des piratages de CRM [logiciels de gestion de clients] », explique au Monde un revendeur indépendant vivant au Bangladesh, qui propose à la vente sur YouTube ou LinkedIn différents fichiers contenant des centaines de milliers de noms et de numéros de téléphone.
Clas Backman reçoit, encore aujourd’hui, jusqu’à quatre appels par jour pour lui proposer d’investir dans le marché Forex ou les diamants.
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