par fernando » 11 Mars 2021, 16:33
Tribune limpide et brillante du traducteur français de Dostoievski.
André Markowicz, traducteur, sur l’« affaire Amanda Gorman » : « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas »
Tribune
Le traducteur, de Dostoïevski notamment, réagit à la polémique néerlandaise sur le choix d’une autrice blanche pour traduire le poème de l’Afro-Américaine Amanda Gorman, lu lors de l’investiture de Joe Biden.
A l’origine, un poème, The Hill We Climb [« la colline que nous gravissons »], un poème écrit par une jeune Afro-Américaine, Amanda Gorman, à la demande de Joe Biden, pour le jour de son investiture. Un poème patriotique, whitmanien, avec citations de la Bible, accents de gospel et de slam, et appels aux bons sentiments, comme le genre l’exige. Ce poème-là, du jour au lendemain, est devenu célèbre et va donc être traduit dans toutes les langues du monde.
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Aux Pays-Bas, un éditeur, Meulenhoff, a obtenu les droits et a confié la tâche de traduire à Marieke Lucas Rijneveld, une des voix les plus brillantes de la nouvelle génération. Rien que de banal et tout suivait son cours lorsqu’une journaliste noire, Janice Deul, alors même que la traduction n’avait pas vu le jour, a écrit un article pour protester contre ce choix, selon elle, « incompréhensible », au point de provoquer chez de nombreuses personnes « douleur, frustration, colère et déception » au motif que la traductrice n’était pas noire. « Avant d’étudier à Harvard, poursuivait-elle, Amanda Gorman a été élevée par une mère célibataire, elle a eu des problèmes d’élocution qui ont fait croire à un retard mental. Son travail et sa vie sont forcément marqués par son expérience et son identité de femme noire. Dès lors, n’est-ce pas pour le moins une occasion manquée que de confier ce travail à Marieke Lucas Rijneveld ? »
Le premier point est donc là : étant blanche, Marieke Rijneveld ne peut pas traduire une Noire. A lire la journaliste néerlandaise, il est clair qu’il lui aurait suffi d’être noire pour être à même de saisir le drame de la fille de mère célibataire et des problèmes d’élocution. Une traductrice blanche, fille de mère célibataire et ayant eu des problèmes d’élocution dans son enfance n’aurait aucune chance de traduire ce poème car tout se localise dans une identité à jamais immuable et découlant de la couleur de la peau.
Identité immuable
L’argument de Janice Deul m’a rappelé les propos de ce critique russe orthodoxe qui m’avait dit que mes traductions de Dostoïevski étaient douteuses parce que je n’étais pas orthodoxe – or seul un orthodoxe peut comprendre un orthodoxe. Il ne le disait pas ouvertement mais c’était clair, le fond de la question était qu’un juif, même russe, ne peut pas rendre compte de « l’âme russe ».
Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, la race, l’ethnie, que sais-je, est le contraire absolu de la traduction, qui est, d’abord et avant tout, partage et empathie, accueil de l’autre, de ce qui n’est pas soi : ce que j’appelle « reconnaissance ».
Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas. Chacun, en revanche, a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si, par mon travail, je suis capable de faire entendre, par ma voix, par la matérialité de mes mots, la voix d’un ou d’une autre – sans la réduire à celle qui est censée être la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour en faire entendre d’autres. Et il y a eu chez nous, et il y a encore, des traductions « coloniales » : pas seulement des traductions qui ne prennent les textes originaux que comme des curiosités pittoresques, mais des traductions qui transforment les textes étrangers en textes français académiques. Si j’ai passé toute ma vie à traduire, c’est aussi contre ces traductions-là.
« Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, la race, l’ethnie, que sais-je, est le contraire absolu de la traduction »
Or la nature a fait de moi non seulement un juif, mais un « mâle blanc dominant » (pour reprendre la nouvelle terminologie). Du coup, ai-je le droit de traduire Marina Tsvetaeva et Anna Akhmatova, ou, en ce moment, Kari Unksova (militante féministe assassinée en 1983 par le KGB) ? Non, bien sûr, si l’on se place dans la perspective de ces nouveaux militants de la race, partisans de la revanche par l’identitaire. Lorsque ces interdits s’exercent dans le domaine de la traduction, domaine du passage, de la liberté assumée, de l’amitié portée à la parole d’autrui, ils atteignent un tel degré d’absurdité qu’ils agissent comme révélateurs.
D’aucuns m’assurent que je ne peux pas qualifier les arguments de Janice Deul de racistes en raison du « privilège blanc » dont je suis censé jouir. Le racisme serait exclusivement celui du pouvoir, des Blancs. Ce genre d’argument explique comment l’électorat des ouvriers et des employés est passé du Parti communiste au Rassemblement national, avec les conséquences que nous savons. Comment ne pas sentir que ce double standard (les uns sont des « suprémacistes blancs », les autres défendent leur « identité opprimée ») est humiliant et, réellement, par sa condescendance, raciste ?
« Tout habitable »
Il se trouve que l’article de Janice Deul est publié dans un journal à grand tirage et qu’il fait autorité. Or, là est l’essentiel, l’éditeur s’est tout de suite excusé. Comme un enfant pris en faute, il a précisé qu’il avait « beaucoup appris » grâce à cet article, et qu’à l’avenir il prendrait garde. La traductrice, quant à elle, a renoncé à traduire et a publié un long poème intitulé Tout habitable (aussitôt traduit par son traducteur français – un homme ! –, Daniel Cunin), poème plein de douleur qui est à la fois appel à la fraternité et démonstration que, contrairement à ce qu’alléguaient un certain nombre d’acteurs de la polémique (en apparence soucieux de minimiser la gravité du débat et affirmant que le problème n’était pas la couleur de sa peau mais le fait qu’elle n’était pas qualifiée), elle possède parfaitement l’art du parler-oral qui caractérise le poème d’Amanda Gorman et aurait pu en être l’interprète. Meulenhoff a publié des communiqués assurant qu’il était animé des meilleures intentions du monde et partisan d’une société inclusive (qui serait contre ?). Il est actuellement, semble-t-il, en quête d’une équipe de jeunes traductrices noires pour mieux rendre compte du vécu de l’autrice américaine.
Alors qu’il n’était menacé par rien, que l’article de Janice Deul ne contenait aucune menace, Meulenhoff s’est tout de suite aplati, abandonnant à la meute la jeune femme qu’il avait publiquement désignée pour effectuer la traduction, et a cédé à cet appel à la repentance – dans un climat de terreur intériorisée. Il a cédé, non face à un travail de traduction qui pouvait être jugé sur pièces, lu et revu, défendu ou amendé, mais face à la culpabilité ontologique de faire partie d’une institution « blanche ».
Nous en sommes là.
Aujourd’hui, la peur de dire ces évidences, la peur d’être classé du côté des exploiteurs de la misère paralyse toute résistance à ce qui n’est, hélas, qu’une forme-miroir de la haine et du mépris. Une haine et un mépris incompatibles avec ce qui porte la traduction.
"L'alcool tue lentement. On s'en fout, on a le temps."