par fernando » 04 Juin 2021, 08:26
En Pologne, le rap nationaliste en plein essor
Les rappeurs patriotiques portent un message en phase avec le pouvoir et sa dénonciation des « élites libérales et gauchistes », son discours antieuropéen ou sa défense de la famille traditionnelle.
Le rap, un courant musical né comme le cri de douleur des minorités exclues, peut-il être de droite, voire nationaliste ? Un quart de siècle après son implantation en Pologne, certains représentants de cette culture, née dans les ghettos noirs américains, ont pris un tournant atypique. S’inspirant du message non conformiste et antisystème, ils ont adopté un discours imprégné de valeurs patriotiques aux penchants nationalistes et ultracatholiques, qui épouse celui des nationaux-conservateurs du PiS (Droit et justice) au pouvoir à Varsovie.
C’est ce phénomène spécifique que met en lumière l’ouvrage intitulé Le Rap au service de la nation. Le nationalisme et la culture populaire (Wydawnictwo Naukowe Scholar, 282 pages, 42 zlotys, non traduit), de Piotr Majewski, chercheur en sciences culturelles à l’Ecole de sciences sociales et humaines de Varsovie (SWPS).
Il souligne que la droitisation de certains courants du rap est un phénomène progressif depuis près d’une décennie, mais qu’il vit désormais son âge d’or sous les gouvernements du parti de Jaroslaw Kaczynski, dont les représentants n’hésitent pas à exploiter son potentiel de propagande culturelle.
La Pologne et ses immenses barres d’immeubles grises héritées du communiste a toujours été une terre fertile pour l’art de rue, le rap et le hip-hop. Quand, dans les années 1990, le rap était en plein essor aux Etats-Unis, il était aussi solidement implanté en Pologne. Le chaos de la transformation démocratique post-1989, la transition brutale vers l’économie de marché et ses conséquences sociales ont constitué un environnement propice à son développement. Les groupes de rap amateurs foisonnaient alors dans les immeubles décrépits de l’immense quartier populaire que constituait à l’époque la majeure partie du pays.
Idéaux patriotiques
Les jeunes rappeurs dénonçaient de manière virulente les profondes inégalités économiques et sociales engendrées par la transformation démocratique, le manque de perspectives pour les groupes issus des classes non privilégiées, la corruption massive des responsables politiques en collusion avec le monde des affaires, autour d’un processus de privatisation perçu comme un pillage de la propriété nationale. Ces critiques étaient déjà le fonds de commerce du parti du Jaroslaw Kaczynski. Le rap n’en restait pas moins un phénomène antipolitique.
Jusqu’en 2012 et la sortie de l’album de Tadeusz « Tadek » Polkowski, précurseur du rap patriotique. Niewygodna prawda (« Une vérité qui dérange » ) est considéré comme le premier opus du genre, à la gloire notamment de héros polonais controversés de la seconde guerre mondiale et ouvertement promus dans les milieux de la droite nationaliste.
De nombreux représentants du « gangsta rap », un courant qui promeut le mode de vie hors la loi et « dépravé » comme échappatoire à la misère sociale, ont procédé depuis à une reconversion radicale vers les idéaux patriotiques et catholiques fondamentalistes, souligne Piotr Majewski. « C’est peut-être un courant minoritaire par rapport au rap dit “mainstream”, souligne le chercheur, mais c’est un courant particulièrement visible, car il est désormais amplifié par les médias progouvernementaux et les médias publics contrôlés par le pouvoir. »
Les populistes du PiS voient dans ces rappeurs les représentants d’une nouvelle génération de patriotes « intellectuels », porte-voix du « vrai peuple » censé voter pour le parti au pouvoir. Il n’est pas rare de les voir invités à la promotion d’événement culturels d’institutions publiques, comme l’Institut de la mémoire nationale (IPN), qui véhiculent le récit historique officiel du pouvoir, critiqué par les historiens de renom. Ces rappeurs participent aussi régulièrement à des événements culturels locaux dans les communes dirigées par des membres du PiS.
Nostalgie et homophobie
Le fond du discours porte un message en phase avec la propagande du pouvoir : une dénonciation des « élites libérales et gauchistes » corrompues et vendues aux intérêts étrangers, un discours souverainiste antieuropéen, un fort accent sur l’approche historique imprégnée de martyrologie propre à la Pologne, et la glorification des héros du passé, même les plus controversés. Les territoires polonais « perdus » à l’issue de la seconde guerre mondiale, situés désormais en Ukraine et en Lituanie, font l’objet d’une nostalgie aux relents impériaux.
L’homophobie et la misogynie sont également une constante. « Dans le rap patriotique, le modèle de la famille traditionnelle, où la femme doit porter et élever de jeunes patriotes prêts à se battre, joue un rôle central, souligne Piotr Majewski. Un fort accent est aussi mis sur le contrôle de la sexualité des femmes. Chaque rappeur patriotique digne de ce nom doit avoir au moins un titre consacré au péché de l’avortement. »
D’où la collusion affichée de ce milieu avec des organisations ultracatholiques et certains courants de l’Eglise, promouvant un « catholicisme de combat » contre la sécularisation en provenance d’Europe occidentale. Certains rappeurs patriotiques s’affichent aussi avec des groupuscules d’extrême droite. Une dérive bien loin des idéaux portés par les précurseurs de cet art de rue, mais au fort potentiel d’endoctrinement : près de la moitié de la jeunesse polonaise déclare écouter du rap « exclusivement » polonais.
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