par fernando » 06 Oct 2021, 09:42
Mesdames et Messieurs, la gôche
« Pandora Papers » : du Maroc au golfe Persique, la bonne fortune de DSK dans le conseil aux gouvernements
Résident marocain, l’ancien directeur général du FMI a domicilié une société dans le paradis fiscal de Ras Al-Khaïma, près de Dubaï. Depuis le Maroc, il dispense ses conseils à des régimes autoritaires, des groupes russes ou chinois.
Le désert à perte de vue, des dunes de sable rouge striées par les vents où cheminent des Bédouins et leurs dromadaires, d’où surgissent soudain, à vingt kilomètres de la capitale, quelques constructions éparses autour d’un bâtiment de verre. L’effet de surprise est fort, mais l’adresse sur le certificat d’immatriculation ne fait aucun doute : c’est là, dans ce no man’s land incongru sur le territoire de Ras Al-Khaïma, l’un des sept Emirats arabes unis, le plus sauvage, enclavé entre le golfe Persique et le djebel Jais, qu’est enregistré Parnasse Global Limited, la nouvelle société de Dominique Strauss-Kahn.
Une « société commerciale internationale » que l’ancien directeur général du Fonds monétaire international (FMI) a discrètement domiciliée ici, le 3 avril 2018, comme le révèlent les « Pandora Papers ». Il en est l’unique actionnaire et directeur.
Que diable est venu faire ici l’homme qui a refait sa vie au Maroc, après la succession de scandales qui ont défrayé la chronique judiciaire des années 2010 ? C’est pourtant depuis son riad de Tassoultante, au sud de Marrakech, où il a créé en 2013 sa première société, Parnasse International, que DSK dispense ses conseils politiques et économiques aux gouvernements qui font appel à ses services.
Dominique Strauss-Kahn a refusé de répondre aux questions du Monde et de ses partenaires. Son entourage fait toutefois savoir que le choix de Ras Al-Khaïma répond non pas à des « motivations fiscales », mais à la volonté d’un important client de la région d’y domicilier ses contrats. Pourtant, ce micro-émirat, privé de ressources propres en hydrocarbures, recèle d’autres atouts : un secret des affaires étanche et une fiscalité égale à zéro, qui n’a rien à envier à son clinquant voisin Dubaï, un paradis fiscal et réglementaire dont la réputation n’est plus à faire.
Ici, nul besoin de bureau ni même de boîte aux lettres pour les étrangers qui y domicilient leurs affaires. L’offshore y est roi et le business souverain, sous la protection de la famille royale Al-Qasimi : une société-écran s’ouvre en quelques heures, sans capital minimum, sans qu’il soit besoin d’en publier les comptes, et, donc, sans acquitter le moindre impôt. Tout y reste confidentiel. Et virtuel, comme le confirme une standardiste, au huitième étage du bâtiment planté en plein désert, qui abrite en réalité le RAK International Corporate Centre, un registre fort de 30 000 sociétés défiscalisées : « Ici vous n’aurez pas de renseignements, nous ne sommes pas un registre public », répond-elle par téléphone. Tout juste le service juridique concède-t-il que Parnasse Global Limited est « inactive depuis le 2 avril 2021 ».
En 2017, une institution sénégalaise dont l’identité n’est pas précisée a versé 975 000 euros à la société de DSK
De fait, DSK, résident marocain, ne se rend guère dans l’émirat. Il possède un représentant local, SFM, un cabinet de domiciliation situé à Dubaï. Un prestataire comme il en existe des milliers, l’un des quatorze spécialistes de l’offshore dont les documents ont fuité et permis aux journalistes du projet « Pandora Papers » d’enquêter un an durant. Selon nos sources, l’homme d’affaires s’est rendu à Dubaï le 28 mars 2018 pour y créer cette société.
Auprès du Monde, par le biais d’un proche, l’ex-ministre de l’économie se défend de vouloir éluder l’impôt dans les émirats : pourquoi aurait-il déployé tant d’efforts, quand le taux d’imposition au Maroc peut être plafonné à moins de 9 % ? Effectivement, sa société marocaine, Parnasse International, est implantée dans la zone franche financière de Casablanca : un havre fiscal que DSK connaît bien, pour avoir justement conseillé l’Etat marocain sur le développement de ce « hub » africain, et qui lui a permis de ne payer aucun impôt sur les 21 millions d’euros de profits engrangés entre 2013 et 2018. Mais la société émiratie a précisément été créée en 2018, au moment où prenait fin la période d’exonération fiscale de cinq ans offerte par la zone franche marocaine. Un pur hasard de calendrier, selon l’entourage de M. Strauss-Kahn.
Il reste alors le secret des affaires, un argument de poids pour l’ex-haut fonctionnaire, farouchement attaché à la confidentialité de ses contrats depuis son retrait forcé de la vie publique internationale. Le magazine Challenges en 2018, puis L’Obs en 2020 ont publié des enquêtes fouillées sur la lucrative reconversion dans le conseil aux Etats et aux entreprises de celui qui fut l’un des meilleurs spécialistes de l’économie mondiale et des finances publiques.
Contrat avec le géant russe Rosneft
Alors que Parnasse International – référence au mont Parnasse, lieu de résidence d’Apollon dans la mythologie grecque – ne publie plus ses comptes – une interruption due à la crise du Covid-19, fait valoir un proche de DSK –, les « Pandora Papers » livrent des informations supplémentaires sur l’identité de ses clients et l’argent qu’elle a perçu.
Ainsi, on savait que le Togo de Faure Gnassingbé et le Congo-Brazzaville de Denis Sassou Nguesso – deux régimes autoritaires – figuraient parmi les pays africains qui, confrontés à d’impérieux problèmes de dettes ou de capitaux pour financer leur développement, et en délicatesse avec le FMI ou d’autres bailleurs internationaux, avaient fait appel à l’expertise de DSK. Or, selon l’enquête du Monde et de ses partenaires du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), il faut y ajouter le Sénégal. Il apparaît dans les comptes 2017 de Parnasse International, qui font partie des documents qui ont fuité dans le cadre des « Pandora Papers » : cette année-là, sous l’intitulé « R. SENEGAL », une institution sénégalaise dont l’identité n’est pas précisée a versé 975 000 euros à la société de DSK. Le régime de Macky Sall était à l’époque en quête de moteurs pour sa croissance.
Autre découverte, le conglomérat chinois HNA a lui aussi rémunéré DSK – plus de 400 000 euros en 2017
De même, la presse avait révélé que la reconversion de DSK ne s’était pas cantonnée au secteur public. Et que, épaulé par d’ex-compagnons de route, passés pour certains par Bercy, il avait noué contrat avec le géant russe du pétrole Rosneft – ce groupe, dirigé par un proche de Vladimir Poutine, Igor Setchine, artisan de la puissance de la Russie sur la scène internationale –, ou encore avec Sicpa – leader mondial suisse des encres et des solutions de sécurité, utilisées pour le marquage des billets de banque et des passeports.
Or, d’après notre enquête, le contrat avec Rosneft, conclu sur plusieurs années et centré sur du conseil macroéconomique, a rapporté à l’ex-numéro un du FMI 1,75 million d’euros d’honoraires sur deux ans, en 2016 et en 2017. Déjà, à l’époque, le pétrolier russe était sous le coup de sanctions des Etats-Unis et de l’Union européenne, limitant son accès à certains marchés. Quant à Sicpa, le groupe s’est acquitté d’une facture plus modeste de 850 000 euros en 2017.
Rémunération globale de 7 millions d’euros sur deux ans
Les « Pandora Papers » permettent en outre de lever le voile sur deux autres clients privés de DSK, dont le groupe de négoce en pétrole Orion, qui a réglé 1,4 million d’euros à Parnasse International en 2017.
Aucun détail n’est donné sur le service rendu. Mais des indices renseignent sur de possibles connexions. Domicilié en Suisse mais immatriculé aux Seychelles, Orion est dirigé par Lucien Ebata, un intermédiaire proche du clan Sassou Nguesso qui a, lors de la crise financière de 2017, joué le rôle de négociateur officiel du Congo auprès… du FMI.
Autre découverte, le conglomérat chinois HNA a lui aussi rémunéré DSK – plus de 400 000 euros en 2017. Après le russe Rosneft, voilà un autre contrat hautement stratégique, surtout quand l’on sait que ce géant de l’aviation, de la finance ou de l’hôtellerie, criblé de dettes, a été contraint de se restructurer, début 2021, par les marchés et le Parti communiste chinois.
Au total, les affaires de Dominique Strauss-Kahn, conduites dans le secret de centres offshore, semblent ne s’être jamais aussi bien portées. Sur deux ans, en 2016 et 2017, DSK a touché une rémunération globale de 7 millions d’euros, en dividendes et salaires, après charges et impôts.
Sollicité sur ces contrats, l’ex-ministre socialiste n’a pas davantage commenté, mais, affirme son entourage, « il applique les règles que le FMI impose pour éviter les conflits d’intérêts ». Les questions, pourtant, sont légion : quid du conseil aux régimes autoritaires, pour certains reconnus kleptocrates dans des décisions judiciaires ? Quid des principes qui guidaient l’action de M. Strauss-Kahn au FMI – le souci des finances publiques et des ressources fiscales des Etats – ou au ministère de l’économie en France – la lutte contre l’optimisation fiscale ? Quid enfin de l’opacité des Emirats arabes unis, rétifs à la coopération internationale administrative ou judiciaire ?
Pourtant aux enquêteurs qui l’interrogeaient en avril 2018, dans le cadre du dossier LSK – une information judiciaire ouverte au parquet de Paris, notamment pour des faits d’« escroquerie en bande organisée », sur la retentissante faillite de ce groupe financier auquel il s’était associé –, M. Strauss-Kahn avait rappelé ses valeurs.
Avant la débâcle de la société, il était question de créer un fonds d’investissement et de le localiser aux îles Caïmans. « Mais moi, je refusais une telle implantation, déclarait DSK. Cela n’aurait pas été cohérent avec mon parcours professionnel. » Avant de préciser que le choix s’était porté sur Guernesey, autre centre offshore notoire, « car cette place conciliait la rapidité, la flexibilité avec une régulation européenne ».
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