par fernando » 11 Sep 2025, 17:17
Gabriel Zucman : « Il va être très difficile de demander aux Français de faire des efforts tant que les milliardaires paieront si peu d’impôts »
L’économiste est à l’origine du projet de taxation des plus hauts patrimoines défendu par la gauche. Dans un entretien au « Monde », il juge que « le nouveau premier ministre, Sébastien Lecornu, va devoir se saisir du projet de taxe sur les ultrariches ».
L’économiste Gabriel Zucman est à l’origine du projet de taxe de 2 % visant les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros. Ce nouvel impôt sera au cœur des discussions à venir entre Sébastien Lecornu et les socialistes, dont le nouveau premier ministre souhaite obtenir le soutien. Dans un entretien au Monde, le chercheur récuse les objections contre sa taxe plancher.
Les socialistes et les écologistes menacent de voter la défiance contre le futur gouvernement si des mesures de justice fiscale ne sont pas prises. L’heure de la taxe Zucman a-t-elle sonné ?
Politiquement, la position consistant à ignorer l’impôt plancher tout en essayant de s’attirer les faveurs des socialistes n’est plus viable. Le nouveau premier ministre va donc devoir se saisir du sujet. Sauf à décider de gouverner à droite toute, dans une coalition allant d’Ensemble [Ensemble pour la République, le groupe macroniste à l’Assemblée nationale] au RN [Rassemblement national]. A terme, je suis optimiste pour une raison très simple : la taxe est plébiscitée dans tous les électorats. Tout le monde a désormais compris le problème. Les milliardaires, tous prélèvements obligatoires compris, paient deux fois moins d’impôts que la moyenne des Français. Car leurs revenus, logés dans des sociétés holdings, échappent à l’impôt sur le revenu.
Autrefois, l’enjeu budgétaire était limité. Mais au sommet de la pyramide, la richesse a explosé. En 1996, les 500 plus grandes fortunes professionnelles françaises pesaient l’équivalent de 6 % du produit intérieur brut [PIB], selon le magazine Challenges. En 2024, elles représentent 42 % du PIB ! Dans les enquêtes d’opinion, trois Français sur quatre se disent favorables à une taxation de ces très grandes fortunes. Les partis le savent et ils vont devoir en tenir compte, car c’est la clé d’une stabilisation politique en France. Il ne reste qu’un blocage, il est du côté du chef de l’Etat.
Le nouveau premier ministre peut-il lever ce blocage ?
Le débat sur cette taxe plancher est bien engagé. Une proposition de loi a été adoptée à l’Assemblée nationale en février. Elle a été rejetée par le Sénat, mais le processus parlementaire doit continuer. A l’issue de celui-ci, le premier ministre peut demander à l’Assemblée de voter ce texte en dernière lecture. Il peut aussi inclure la proposition dans le projet de loi de finances. Plus vite on adoptera cette taxe, plus vite on débloquera la situation budgétaire. Parce qu’il va être très difficile de demander aux Français de faire des efforts, quels qu’ils soient, tant que les milliardaires paieront si peu d’impôts. Cette taxe plancher est en réalité un gage de sérieux budgétaire, raison pour laquelle elle est soutenue par de nombreux économistes au-delà des clivages partisans.
La taxe que vous proposez est très critiquée à droite. Peut-elle décourager l’investissement privé, comme l’affirme l’ex-premier ministre François Bayrou ?
Cela ne tient pas debout dans un pays qui, comme la France, regorge d’épargne. Et puis, faites le calcul. En moyenne, la fortune d’un milliardaire génère un revenu sonnant et trébuchant de 6 % par an, correspondant aux bénéfices des sociétés possédées. Pour un patrimoine de 1 milliard, c’est 60 millions par an. L’impôt plancher que je propose est de 2 % : l’Etat va donc prélever un tiers de ces 60 millions. Pour les 1 800 foyers fiscaux concernés, ce n’est pas un problème insurmontable. Ils pourront continuer à investir. Quant aux choix d’investissement des multinationales étrangères dans l’Hexagone, ils ne seront pas affectés.
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Votre taxe ne risque-t-elle pas de forcer certains contribuables concernés à vendre des actifs pour la payer ?
Quand des gens qui possèdent des milliards d’euros disent qu’ils ont « des problèmes d’illiquidité », c’est souvent parce qu’ils organisent eux-mêmes cette illiquidité, précisément pour échapper à l’impôt sur le revenu. Ils font atterrir l’argent qu’ils engrangent dans des holdings.
On peut aussi soutenir qu’ils le réinvestissent dans l’économie, ce qui est leur métier…
Certes, mais ils pourraient très bien le réinvestir après avoir payé l’impôt sur ces revenus, comme le font tous les autres contribuables ! Bernard Arnault a touché 3 milliards de dividendes de LVMH en 2024. Il pouvait très bien se les faire verser, à lui, personne physique, et payer la taxe forfaitaire de 30 %, avant de placer le reste dans des start-up, des immeubles ou des journaux. Mais cela ne se passe pas ainsi : tous ces dividendes passent par ces holdings et sont réinvestis en totale franchise d’impôt.
Certaines entreprises ne font pas de bénéfices, comme la société d’intelligence artificielle Mistral AI, qui vaut plus de 11 milliards d’euros. Comment leurs propriétaires pourraient-ils payer votre taxe ?
Ces cas sont rares, mais ils existent. On peut trouver des solutions. La plus simple consiste à permettre aux personnes concernées de payer l’impôt en nature, en apportant des titres de leur entreprise. A charge pour l’Etat de garder ou de revendre ces titres, par exemple aux salariés de l’entreprise, en interdisant la revente à des non-résidents.
Qu’en est-il du risque d’exil des grandes fortunes ?
Quand on instaure ou qu’on augmente une taxe sur le patrimoine, l’exil fiscal n’est pas nul, mais il est très faible. La littérature académique est unanime sur le sujet. La note que vient de présenter le Conseil d’analyse économique le rappelle : si le taux d’imposition sur les hauts patrimoines était relevé d’un point de pourcentage, seuls 0,003 % à 0,03 % des personnes concernées s’expatrieraient.
Concrètement, vous allez demander à Bernard Arnault 2 ou 3 milliards d’euros par an. Il a déjà été tenté par l’exil en Belgique. Ne craignez-vous pas qu’il déménage avant même que la taxe n’entre en vigueur ?
Les 500 premières fortunes françaises ont augmenté en moyenne de 10 % par an depuis le début du classement de Challenges. Avec un impôt plancher de 2 %, elles augmenteraient, si cette tendance se poursuit, de 8 % par an. Cela vaut-il la peine de s’exiler, sachant que les entreprises, les réseaux, les cercles d’influence, les attachements familiaux et professionnels de ces milliardaires sont en France ? Certains contribuables feront peut-être ce calcul. Mais l’idée d’un départ massif relève du fantasme.
Surtout que l’Etat peut cesser de tolérer cet exil fiscal. Pour le moment, si un milliardaire s’installe soudainement en Suisse ou en Belgique, il n’a plus rien à payer au fisc français dès le 1er janvier de l’année suivante. Les Américains ont une règle inverse : si vous avez la citoyenneté américaine, vous devez payer des impôts aux Etats-Unis jusqu’au restant de vos jours, même si vous n’y avez vécu que vos premiers mois ! Je propose une formule intermédiaire. Il faudrait que l’impôt français suive les gens très riches qui s’exilent, pendant cinq ou dix ans après leur départ. L’impôt plancher continuerait alors à s’appliquer, en complément de l’impôt prélevé par le pays d’accueil, jusqu’à 2 % de la fortune. Ce dispositif dissuaderait les candidats à l’expatriation.
Mais ils peuvent partir avant l’entrée en vigueur de la taxe. Et elle ne saurait être rétroactive…
Ce point méritera une écriture attentive, mais une petite rétroactivité est déjà tolérée pour l’impôt sur le revenu, et peut l’être plus généralement pour des motifs d’intérêt général comme la lutte contre l’évasion.
Pour le Conseil d’analyse économique, votre taxe risque surtout de se heurter à l’optimisation fiscale pratiquée par les plus riches. Son président, Xavier Jaravel, et d’autres économistes estiment que la taxe ne va pas rapporter 20 milliards d’euros, mais plutôt 5 milliards…
Cette argumentation a cinq à dix ans de retard. Elle se fonde sur les expériences passées en matière d’imposition des grandes fortunes. Or, ma proposition part justement de l’échec de ces impôts, dont la plupart ont été abolis. Ils ne fonctionnaient pas parce qu’ils étaient mités d’exonérations et de plafonnements. Prenez l’ISF français, l’impôt de solidarité sur la fortune, supprimé en 2018. Les biens professionnels en étaient exonérés, alors qu’ils représentent 90 % de la fortune des milliardaires. Il y avait un bouclier plafonnant l’impôt à 75 % des revenus déclarés. L’ISF était, en outre, « autodéclaré » : il n’y avait pas de déclaration préremplie, comme c’est le cas pour l’impôt sur le revenu. Les contrôles étaient faibles. On tolérait l’évasion vers les paradis fiscaux.
Le résultat ? Les milliardaires ne payaient ni l’impôt sur le revenu ni l’ISF. C’est pourquoi la taxe que je propose prend le contre-pied de l’ISF. Elle cible le haut de l’échelle des patrimoines, mais en échange ne tolère aucune exonération ou plafonnement. Au-delà de 100 millions d’euros de patrimoine, il est évident que les personnes concernées ont une capacité contributive forte et qu’aucune exonération n’est nécessaire, surtout pour un impôt à un taux qui reste faible. Quoi qu’il en soit, ma proposition ne constitue qu’un point de départ, qui peut être amélioré.
Autre objection : votre taxe serait inconstitutionnelle. Au-delà de 0,5 % du patrimoine, toute taxation serait « confiscatoire », selon le Conseil constitutionnel. Que répondez-vous ?
C’est l’inverse ! Cette taxe met en conformité nos lois fiscales avec nos principes constitutionnels fondamentaux. L’égalité de tous devant l’impôt est inscrite dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, reprise en préambule de la Constitution. Or, les études récentes l’ont montré, cette égalité est bafouée. En pratique, pour les ultrariches, l’impôt devient « régressif », c’est-à-dire qu’ils paient moins, proportionnellement à leur revenu, que les autres catégories sociales.
S’il est appelé à se pencher sur le sujet, le Conseil constitutionnel devra prendre en considération cette donnée nouvelle. Quant à la jurisprudence à laquelle font référence ceux qui portent cette objection, elle est incohérente. Dans le passé, le Conseil a effectivement exigé le plafonnement de l’impôt sur la fortune. Pourtant, depuis des siècles, il existe un impôt sur le patrimoine qui s’appelle la taxe foncière, et qui n’est pas sujet à un tel plafonnement. Si vous possédez 10 châteaux, vous devez payer 10 taxes foncières, même si vous n’avez aucun revenu. La taxe foncière est-elle inconstitutionnelle ?
Pour trouver un compromis politique, ne faudrait-il pas accepter une version adoucie de votre taxe, à 0,5 % ou 1 % par exemple ?
L’essentiel est de se mettre d’accord sur le principe : les milliardaires doivent payer un impôt minimum annuel, assis sur leur patrimoine. Ensuite, on peut discuter du taux. Mais ces 2 % n’ont pas été choisis au hasard. C’est le taux qui permettrait d’empêcher que l’impôt ne soit régressif. A 2 %, les milliardaires paieraient autant – mais pas plus – que les catégories sociales situées en dessous d’eux, les cadres supérieurs pour simplifier. J’y vois une interprétation minimaliste du principe d’égalité devant l’impôt.
Il y a de bonnes raisons de vouloir aller plus loin et de créer de la progressivité, avec des taux de 3 %, 5 %, voire 8 %, comme cela avait été proposé aux Etats-Unis par Bernie Sanders. Si on descend au contraire au-dessous de 2 %, on maintient un avantage fiscal pour les milliardaires, ce qui semble difficilement justifiable dans l’équation budgétaire actuelle.
En dehors de la France, d’autres pays envisagent-ils de mettre en place votre taxe ?
Oui. Cela bouge au Brésil, qui avait mis le sujet à l’ordre du jour du G20 en 2024, mais aussi en Afrique du Sud, en Espagne, en Colombie, et le débat monte au Royaume-Uni. L’explosion de la fortune des ultrariches et le fait qu’ils paient peu d’impôts sont un phénomène mondial. Le sujet ne peut que monter partout. Maintenant, il faut avancer.
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