par fernando » 09 Sep 2022, 20:26
Le marché européen de l'énergie, une énorme arnaque libérale.
Héritage de Jacques Delors qui, on a tendance à l'oublier, fut un libéral forcené à la tête de la commission.
« L’électricité n’est pas un bien comme un autre, c’est un service public »
Alors que la guerre en Ukraine a plongé l’Europe dans une grave crise énergétique, l’économiste Jacques Percebois revient, dans un entretien au « Monde », sur l’histoire de la dérégulation du secteur, qui a contribué, selon lui, à la situation actuelle.
Economiste de l’énergie, Jacques Percebois est professeur émérite à l’université de Montpellier et directeur du Centre de recherche en économie et droit de l’énergie (Creden). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont Transition(s) électrique(s), qu’il a écrit avec Jean-Pierre Hansen (Odile Jacob, 2017), et dans lequel, déjà, il s’interrogeait sur les difficultés de la libéralisation du secteur électrique commencée dans les années 1990.
Quelle a été la principale motivation pour créer un marché de l’électricité européen ?
A l’origine, l’idée était surtout de faire profiter le consommateur d’un prix le plus bas possible. La libéralisation du marché devait permettre d’accentuer les échanges et de faire baisser les prix. Il s’agit d’un changement de cap complet après la vague de nationalisations de l’après-guerre en raison de la nécessité de faire des investissements de long terme.
En France, c’est la loi de 1946, qui, votée avec l’accord des communistes, notamment, engendre la nationalisation de 1 300 entreprises et la création d’Electricité de France (EDF). L’entreprise ressemble alors à une sorte d’administration avec un monopole d’importation et d’exportation, de transport, de production et de distribution. Il faut attendre 1974 pour que soit accéléré le programme nucléaire au moment des chocs pétroliers, avec 58 réacteurs. A cette époque, les Français sont très satisfaits d’EDF. L’entreprise a une bonne cote et symbolise le service public bien géré.
Le but n’était-il pas aussi d’accroître les interconnexions entre pays ?
Dès la fin des années 1950, il y avait un début d’interconnexion entre les pays, et ce, afin de permettre un secours mutuel, avec un marché spot confidentiel, au jour le jour, avec un prix toutes les heures, à Bâle [Suisse]. C’est ce que l’on a appelé « l’étoile de Laufenbourg », dans le sud de l’Allemagne, qui comptait trois branches principales d’interconnexion sur l’électricité entre l’Allemagne, la France et la Suisse. Aujourd’hui, 30 pays sont interconnectés en Europe et même au-delà, avec la Norvège et la Turquie. Ce qui représente 520 millions d’habitants.
Comment l’idée d’un grand marché s’est-elle installée ?
Plusieurs raisons vont changer la donne. Tout d’abord, un motif juridique, avec le rappel, dans les années 1980, par la Commission européenne, de la nécessité de respecter l’article 90 du traité de Rome [1957, débuts du Marché commun], lequel prévoit que l’électricité doit être considérée comme une marchandise et que la concurrence doit s’appliquer à tous.
Les industriels, pour des raisons de compétitivité, réclament dès cette époque la suppression des barrières à l’entrée des marchés des autres pays. Les patrons allemands, entre autres, qui voulaient acheter de l’électricité à EDF ne le pouvaient pas, car ils devaient passer par leurs monopoles nationaux.
Sur ce constat, en 1986, Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, demande à l’économiste Paolo Cecchini de rédiger un rapport sur le « coût de la non-Europe ». Il en conclura que, pour l’Europe, le fait de ne pas disposer d’un marché unique sur le gaz et l’électricité représente un manque à gagner compris entre 3 % et 7 % du produit intérieur brut [PIB]. L’ouverture du marché des télécoms à la concurrence, dans les années 1990, et sa réussite, dans le sens où elle a permis d’accéder à un tas de services dans la téléphonie mobile, a également ouvert la voie.
Il y avait aussi un contexte historique…
Oui, l’époque est alors très libérale. De nombreux pays regardaient avec intérêt ce qui se faisait de l’autre côté de la Manche. En 1984, Margaret Thatcher sera d’ailleurs la première à mettre fin au monopole public de l’électricité. Les syndicats s’étaient opposés au programme de la première ministre britannique, qui voulait que les compagnies d’électricité utilisent du gaz moins coûteux en lieu et place du charbon, afin de baisser les prix. Les syndicats ont fini par s’incliner. La Dame de fer a rompu le monopole public pour casser le pouvoir syndical. Les pays européens ont suivi cette voie libérale.
Qu’a changé la directive de l’électricité de 1996 ?
Cette première directive va bouleverser la donne. Elle supprime, dans un premier temps, le monopole d’importation-exportation, puis celui de la production et de la fourniture d’électricité, de sorte que tous les acteurs doivent pouvoir produire et vendre de l’électricité. Elle ouvre ensuite le réseau à la concurrence. S’il n’est, bien sûr, pas question de remettre en question des monopoles naturels, en doublant par exemple les lignes de haute tension, il faut permettre aux tiers d’y accéder par le biais de droits de péage.
Dans la foulée, une commission de régulation voit le jour, avec la naissance de la Commission de régulation de l’énergie [CRE] en France. Tandis qu’un marché spot est créé. Si certains ont trop d’électricité à vendre, ils doivent pouvoir l’échanger. Ce marché reste cependant facultatif, sachant qu’il est aussi possible de négocier son électricité en dehors du marché.
Aujourd’hui le couplage existant entre les prix de l’électricité et ceux du gaz est pointé du doigt. Pourquoi les prix sont-ils formés de la sorte ?
Cela s’est imposé du fait de la loi du marché. Avant, lorsque EDF faisait des investissements dans des centrales hydrauliques, de fioul ou nucléaires, ses dirigeants établissaient un prix moyen, variable selon les heures creuses et pleines, selon le coût estimé. Cette façon de procéder n’a plus eu de sens dès lors que les prix n’étaient plus régulés. A partir du moment où ceux-ci évoluent toutes les heures, un système d’enchères s’est mis en place. On appelle cela le « système de l’ordre de mérite ».
Chaque opérateur n’accepte de faire tourner sa centrale que lorsque celle-ci est rentable, et donc couvre au moins ses coûts de combustible. Or, il se trouve que c’est le coût de fonctionnement de la dernière centrale dont le marché a besoin qui fait le prix et que, compte tenu de la forte demande, ce sont les centrales à gaz, les plus coûteuses concernant un combustible dont les prix ont explosé du fait de la guerre en Ukraine, qui sont mobilisées en dernier.
Cette crise n’était-elle pas prévisible ? N’avait-on pas déjà assisté à des signes avant-coureurs ?
Dans le passé, à plusieurs reprises déjà, le marché a prouvé son inefficacité. A tel point que des décisions ont été prises, quitte à faire des entorses au système libéral. Cela aurait dû être interprété comme un dysfonctionnement.
Je m’explique. Dans les années 2000, par exemple, le prix de l’électricité qui sortait des centrales à gaz défiait toute concurrence. Les rivaux d’EDF gagnaient alors des parts de marché. Ils étaient aux anges ! La Commission européenne ne trouvait alors rien à redire. Mais, en 2004, lorsque la situation s’est renversée [les concurrents d’EDF achetaient leur électricité thermique produite avec du gaz et devaient alors la payer plus cher que celle produite à base de nucléaire ; ils ne pouvaient plus rivaliser], la Commission est intervenue. Elle a mis le gouvernement français sous pression, arguant du fait que la concurrence ne fonctionnait pas puisque les entrants ne pouvaient plus gagner des parts de marché.
En réaction, le gouvernement français a créé en 2008 la commission Champsaur. Celle-ci a rédigé un rapport, en 2009, qui a donné lieu à la loi Nome, un an plus tard, visant à favoriser la concurrence. C’est ainsi qu’est née l’Arenh, ou l’Accès régulé à l’électricité nucléaire historique.
Quelles ont été les conséquences de l’Arenh ?
On a forcé EDF à vendre à prix coûtant son électricité à ses concurrents, afin de les aider à vendre sur le marché français. D’abord, 100 térawattheures [TWh] à 40 euros le mégawattheure [MWh], puis à 42 euros. Certains fournisseurs alternatifs, comme Total ou Engie, ont investi, mais beaucoup de concurrents se sont contentés d’acheter l’électricité sur les marchés de gros et de la revendre au détail aux clients. Ces fournisseurs étaient de fait des revendeurs du nucléaire d’EDF et proposaient des prix peu différents des prix réglementés d’EDF.
Ce marché de l’électricité avait l’objectif de faire émerger les énergies renouvelables. Y est-il parvenu ?
La deuxième exception aux règles du marché est effectivement intervenue dès lors que l’Europe s’est préoccupée d’environnement, et qu’elle a voulu favoriser les énergies renouvelables. Certains ont plaidé en faveur de la mise en place de prix d’achat garantis.
Quelqu’un qui se lançait dans un investissement éolien ou autre pouvait, sur quinze ans, être rémunéré à hauteur de 150 ou 200 euros le MWh, voire davantage, contre 50 euros sur le marché. Et la différence était compensée par une taxe, la TICFE, une taxe intérieure sur la consommation finale d’énergie. Elle était de 22 euros par MWh, avant d’être supprimée par l’Etat cette année pour limiter la hausse du tarif réglementé de vente. Mais le fait de financer les énergies renouvelables en dehors du marché a plutôt eu pour effet de perturber ce même marché.
A votre avis, quelle est la raison majeure qui puisse expliquer l’échec de ce marché ?
Il y a un consensus aujourd’hui pour dire que cette approche n’a pas été un grand succès. Même les plus libéraux reconnaissent que le marché seul ne peut pas tout. Il n’envoie pas les bons signaux pour les investissements de long terme. Fixer le prix en fonction du coût variable d’une énergie sans se préoccuper du long terme ne peut pas fonctionner.
L’électricité n’est pas un bien comme un autre, c’est un service public. Nous n’avons pas tenu compte des contraintes de réseaux et du fait que, par sa nature physique, l’électricité ne se stockait pas. Il y a par ailleurs une contradiction interne au libéralisme débridé de l’Europe. Les politiques énergétiques sont une prérogative nationale, tandis que la Commission européenne se préoccupe avant tout d’organiser la concurrence par le marché. Les choix nationaux, et donc les coûts de production, étant différents, il est difficile de faire converger les prix au niveau du consommateur.
Que pensez-vous des propositions de la Commission européenne pour réformer le marché ? Faut-il désormais moins de marché ?
La Commission va chercher à limiter le gain des centrales qui ne fonctionnent pas au gaz (nucléaires, renouvelables, au charbon), soit en bloquant les prix de marché pour ces centrales, soit en bloquant leurs revenus, mais cela ne réglera pas le problème à long terme.
Il va falloir moins de marché et plus de régulation, en particulier pour planifier des investissements de production. La gestion à flux tendus n’est pas durable. Dans l’électricité, il faut des surcapacités pour faire face aux situations exceptionnelles, et le marché n’aime pas cela. C’est pourtant la prime d’assurance qu’il faut accepter de payer pour éviter le black-out.
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