L’exode des Syriens bouleverse le paysage migratoire européen
Les entrées irrégulières dans l'Union européenne sont principalement le fait de personnes susceptibles de demander l'asile, observe l'Institut national d'études démographiques, qui rappelle que la Turquie accueille déjà tellement de réfugiés qu'elle frôle la déstabilisation.
Les mouvements de population se façonnent le plus souvent au fil des décennies, si bien que les variations sont généralement imperceptibles d’une année sur l’autre. Cette fois-ci, la cassure est nette : 2015 a marqué un « changement radical » dans le volume et la nature des entrées irrégulières en Europe.
Publiée ce mercredi 6 avril, une étude de l’Institut national d’études démographiques (Ined) permet de se départir d’une vision écrasée par l’actualité. Son auteur, le sociologue et démographe Philippe Fargues, directeur du Migration Policy Centre (MPC), éclaire les bouleversements actuels en les replaçant dans la durée. Alors que le nombre de personnes entrant en Europe sans visa est resté stable depuis quarante ans, oscillant entre 10 000 et 55 000 chaque année, il explose littéralement en 2015 pour concerner un million de personnes. L’escalade commence l’année précédente avec 200 000 arrivées. Le profil du graphique détaillant les entrées irrégulières par la mer en Grèce, en Italie, en Espagne et à Malte depuis les années 1990 est des plus explicites.

Cet exode, personne ne l’ignore, est lié à un événement majeur : l’aggravation de la guerre en Syrie. Le niveau des violences a atteint des sommets lorsque l’État islamique a consolidé ses positions en Irak et s’est emparé de presque toute la Syrie centrale. Les habitants ont fui par centaines de milliers. Les bombardements de Bachar al-Assad, alliés à ceux des Russes, ont accéléré les départs. Les hommes se sont d'abord retrouvés en première ligne, dans l’espoir d’assumer les risques du voyage et de faire ensuite venir leur famille dans le cadre du regroupement familial. Mais les procédures tardant à s’enclencher dans les pays d’accueil, les mères et les enfants ont suivi jusqu’à représenter, ces derniers mois, la majorité des personnes sur la route des Balkans.
Traditionnellement, les Syriens étaient peu présents dans les mouvements migratoires. Leur apparition brutale, conjuguée à la présence des Érythréens et des Afghans, a eu pour effet de modifier la composition des « flux ». Désormais, les personnes fuyant la guerre ou les persécutions sont majoritaires. C’est une nouveauté. La proportion d'exilés susceptibles de bénéficier du statut de réfugié est passée de 33 % à 76 % au cours des cinq dernières années, au détriment des migrants dits « économiques ».
Les conséquences de ce basculement sont considérables puisque les États membres de l’Union européenne (UE), qui estiment n’avoir pas d’obligation à l’égard des exilés fuyant la misère (si ce n'est celle de les renvoyer chez eux), sont contraints d’admettre qu’ils en ont à l’égard des demandeurs d’asile, tous étant signataires de la Convention de Genève du 28 juillet 1951.
Autre fait marquant, la diversification des pays de départ, à l’œuvre au cours des dernières années, a cessé. Les statistiques montrent un resserrement autour de quelques nationalités. En Grèce, les Afghans formaient le groupe le plus nombreux en 2011, représentant 28 % du total. En 2015, les Syriens les ont supplantés, constituant 66 % des arrivées. En Italie, les Nigérians, première nationalité, ne représentaient, il y a cinq ans, que 9 % du total. Aujourd’hui, les Érythréens, en tête, constituent 25 % des entrées.
Les routes se modifient en permanence. Les Syriens, par exemple, ont changé leur parcours. « Ils empruntaient auparavant la route allant de la Libye, de l’Égypte ou du Liban vers l’Italie, quand ils ont soudainement changé d’itinéraire pour emprunter la route allant de la Turquie vers la Grèce », note Philippe Fargues. « Cet abandon d’une traversée longue et périlleuse au profit d’une autre plus courte et moins risquée a permis à un nombre beaucoup plus important de réfugiés syriens d’atteindre les frontières de l’UE pour y demander l’asile », poursuit-il.
Ces transformations, souligne l’expert, sont fonction non seulement des crises dans les zones de départ, mais aussi des politiques de contrôle accrues dans les pays de transit et de destination. En bloquant tel passage, en durcissant les conditions de séjour ou en construisant des murs, les États ne font que déplacer les itinéraires. Les migrations irrégulières, rappelle-t-il, se sont développées à partir du milieu des années 1970, quand, en réaction à la crise économique, les dirigeants européens ont imposé la détention de visa aux ressortissants de pays tiers pour l’entrée sur leur territoire. Selon un mécanisme connu, la prohibition crée tout à la fois l’illégalité et les conditions de son contournement.
Le risque de décès augmente lui aussi avec la fermeture des frontières. Entre 2000 et 2015, il a atteint 15 ‰, avec un record en 2009 atteignant 83 ‰. Depuis le début du XXIe siècle, observe l’Ined, la Méditerranée est devenue la route migratoire la plus mortelle au monde. Au cours des toutes dernières années, la tendance est à la baisse pour une raison principale : le trajet de 250 à 500 kilomètres entre la Libye et Lampedusa a été délaissé au profit de la traversée de 10 à 20 kilomètres en mer Égée, entre la Turquie et la Grèce. Toutefois, le passage par l’Italie semble reprendre de l’importance 3. Depuis le début de l’année, 18 234 personnes l’ont emprunté, soit 80 % de plus qu’à la même période un an avant. Il est encore trop tôt pour expliquer cette réorientation, mais il est d’ores et déjà prévisible qu’elle provoquera une augmentation des naufrages en Méditerranée.
Comment le directeur du Migration Policy Centre juge-t-il les décisions des pays européens confrontés à la nouvelle donne migratoire ? « Après une période où les États membres de l’UE se divisaient en deux groupes – les tenants de la porte ouverte contre ceux des murs et des barbelés –, une convergence de vues est apparue fin 2015. Maintenir les réfugiés hors d’Europe en est le leitmotiv », observe-t-il. Dit autrement : « L’objectif pour l’Europe est de contenir en Turquie le plus de réfugiés syriens possible. »
La signature, le 18 mars à Bruxelles, d’un accord prévoyant le renvoi massif de réfugiés vers ce pays conforte son analyse. L’auteur de l’étude critique cette réponse. Sans entrer dans le débat sur la légalité du deal, il remarque que la Turquie n’est plus à même de faire face à de nouvelles arrivées. Dans ce pays, qui a déjà accueilli 2,7 millions de réfugiés syriens 3, soit plus de la moitié d’entre eux, « l’équilibre social, la stabilité politique et la sécurité sont désormais à rude épreuve, et plus seulement l’économie ». Évoquant les pays voisins de la Syrie, il estime que « fermer la porte aux réfugiés et les contenir à la porte de l’Europe pourrait fortement déstabiliser ces pays, mettant ainsi indirectement en danger la sécurité de l’Europe ».
Il note par ailleurs que ce qui a été fait avec la Turquie n’a aucune chance de se produire avec la Libye. D’où sa suggestion, reprenant celle de la plupart des ONG, d’ouvrir des voies légales d’entrée dans l’UE : des visas devraient être accordés aux réfugiés dans les pays de premier asile « avant qu’ils ne tombent dans les mains des passeurs ». Les dispositifs légaux existent, insiste-t-il. Au Liban, en Jordanie et en Turquie, les ambassades des pays européens pourraient délivrer des visas humanitaires ou d’asile. « Cela accroîtrait la sécurité des réfugiés en leur évitant un périple dangereux, ainsi que des États membres de l’UE en permettant de vérifier l’identité des voyageurs avant qu’ils n’atteignent l’Europe », affirme-t-il.
Selon Philippe Fargues, l'Europe a intérêt à faire preuve de plus d'hospitalité. Pas seulement pour se montrer à la hauteur des principes qui l'ont construite, mais également pour assurer ses arrières. Au regard de la crise démographique qu'elle traverse, sa priorité, estime-t-il, devrait être de penser à l'avenir : comment garantir à ces nouveaux venus une place dans la société qui leur permette de contribuer à son enrichissement.
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