par fernando » 20 Juil 2015, 10:02
les juges rouges s'acharnent sur les honnêtes serviteurs de l'état
Derrière l’alibi des tableaux de Guéant, la piste de l’argent libyen
19 juillet 2015 | Par Karl Laske et Fabrice Arfi
Alors que l’ancien ministre de l’intérieur assure avoir obtenu, en 2008, 500 000 euros de la vente de deux tableaux d’un maître néerlandais, les investigations révèlent que le banquier soupçonné d’avoir effectué le virement en sa faveur, Wahib Nacer, était l’un des gestionnaires des comptes de Bachir Saleh, le patron du puissant fonds d’investissement libyen en Afrique.
Pour Claude Guéant, c’est l’épreuve de vérité. Ce moment douloureux où devant les juges, la construction d’un alibi s’effrite, puis s’effondre. Le 27 février 2013, la justice découvrait lors d'une perquisition que l’ancien ministre de l’intérieur avait reçu en 2008 un virement de 500 000 euros lui permettant de s’acheter l’appartement de ses rêves, rue Weber, dans le XVIe arrondissement de Paris. L’alibi de Claude Guéant consistait à certifier qu’il avait vendu deux tableaux du maître flamand Andries van Eertvelt (1590 -1653) quelques semaines plus tôt : Vaisseau de haut bord par mer agitée et Navires par mer agitée – des peintures à l’huile sur bois de 19,8 x 36,4 cm.
Justification difficile : le prix obtenu par le secrétaire général de l’Élysée était dix fois supérieur à la cote de l’artiste, et l’acheteur, représenté par un avocat malaisien, était resté inconnu. Claude Guéant ne parvenait même pas à préciser dans quelles circonstances il avait lui-même acheté ces toiles, au début des années 1990, avec sa femme, au Louvre des antiquaires…
Après deux ans d’investigations, l’ancien préfet et ancien ministre, âgé de 70 ans, a finalement été mis en examen le 7 mars pour « faux et usage de faux et blanchiment de fraude fiscale en bande organisée », pour avoir entre autres « organisé la vente fictive de deux tableaux du peintre van Eertvelt prétendument détenus depuis plus de douze ans ». L’enquête a permis d’établir que les 500 000 euros reçus par Claude Guéant – virés depuis la Malaisie via le cabinet d'avocat de Me Siva Rajendram – provenaient en réalité d'un compte ouvert à Djeddah au nom d’un richissime Saoudien, Khalid Bugshan, qui n’avait jamais rencontré Claude Guéant, ni acheté ses tableaux !
L’enquête révèle aujourd'hui que le banquier soupçonné d’avoir effectué le virement, Wahib Nacer, financier de la famille Bugshan, et dirigeant du Crédit agricole suisse, était aussi l’un des gestionnaires des comptes de Bachir Saleh, le patron du puissant fonds d’investissement libyen en Afrique, le Libya Africa Investment Portforlio (LAP). Le 31 mars, le domicile et les bureaux de Wahib Nacer ont été perquisitionnés en Suisse, de même que ceux de l’intermédiaire Alexandre Djouhri, ce proche de Dominique de Villepin devenu, après 2007, l’un des conseillers officieux de Guéant.
En mai 2012, Alexandre Djouhri a organisé le départ en catastrophe de Bachir Saleh (alors visé par un mandat d'arrêt d'Interpol) de Paris vers Niamey, au Niger, peu après la publication par Mediapart de la note officielle libyenne faisant état de son rôle présumé dans le projet de financement de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy par la Libye, en 2007. Alors qu’une enquête se poursuit sur l’authenticité de cette note, l’homme d’affaires Ziad Takieddine a précisé aux juges que Bachir Saleh était venu à plusieurs reprises en France pour mettre en place la mécanique financière du soutien libyen et obtenir auprès de Claude Guéant les « indications bancaires » nécessaires aux virements.
Lors de la perquisition d’un des lieux de résidence de M. Saleh en France, les enquêteurs ont découvert une attestation de Wahib Nacer, datée du 24 juillet 2008, au nom du Crédit agricole suisse, certifiant la « capacité financière » de Bachir Saleh. Et différents documents prouvant que Wahib Nacer était l’administrateur des comptes du dirigeant libyen.
Mis en examen en même temps que Claude Guéant, le Saoudien Khalid Bugshan, de son côté, n’est pas parvenu à expliquer le virement de 500 000 euros parti de son compte vers celui de Claude Guéant : il ne connaissait tout simplement pas son nom. Après avoir déclaré ne pas se souvenir du tout de cette opération bancaire, Bugshan a expliqué que Wahib Nacer, ancien cadre de la Banque franco-saoudienne de Djeddah – filiale d’Indosuez – gérait, depuis les années 1970, les comptes de sa famille, avant et après avoir rejoint le Crédit agricole de Genève. Le virement à l’origine de la bonne fortune de Guéant est parti de la National Commercial Bank de Djeddah vers la Malaisie, avant d’atterrir à Paris. Wahib Nacer pouvait effectuer très directement des opérations sur le compte du Crédit agricole suisse, mais aussi sur des comptes situés à Djeddah.
Bugshan lui demandait d’effectuer des retraits ou des versements par des ordres écrits au nom d’une des sociétés de sa famille. Mais Wahib Nacer était « bordélique », selon M. Bugshan. Il avait la fâcheuse habitude de lui apporter les documents ou papiers à signer « à la dernière minute » ou juste avant qu’il prenne l’avion, sans qu’il puisse en prendre connaissance. « Un nombre incalculable de papiers, y compris d’ouverture de comptes », a-t-il précisé.
Khalid Bugshan a souligné que s’il avait voulu verser 500 000 euros à Guéant, il lui aurait donné directement la somme. « Une petite somme », pour lui. Propriétaire de plusieurs biens immobiliers à Paris, M. Bugshan a servi d’intermédiaire aux Français lors de la vente des frégates à l’Arabie saoudite et il garde d’importantes « relations d’affaires » avec les groupes d’armement Thalès et EADS.
La méconnaissance totale de Bugshan de l’histoire des tableaux accable évidemment Claude Guéant. L’ancien ministre a tenté de conforter son alibi en communiquant aux juges une photo prise au cabinet de l’avocat malaisien Siva Rajendram, d'où est parti le virement. On y voit l’assistante de l’avocat tenir entre ses bras les deux marines de van Eertvelt, tandis qu'un journal local, le New Straits Times posé devant elle permet de dater le cliché. Mais cette apparition fantomatique a plutôt conforté l’idée que les tableaux n’avaient pas été vendus…
Selon Guéant, les tableaux étaient accrochés dans sa chambre, sa femme de ménage ne les a jamais vus
Devant les policiers, Claude Guéant a raconté avoir entrevu une possibilité de vente de ces tableaux lors d’une rencontre au Ritz avec l’avocat malaisien, à l’automne 2007, lorsqu’il était secrétaire général de l’Élysée. Intéressé par ces œuvres, M. Rajendram se serait rendu dès le lendemain au domicile des Guéant. « C’est mon épouse qui l’a reçu, et elle me dit sa surprise de l’avoir entendu lui demander si, par hasard, nous ne serions pas vendeurs de ces deux tableaux, a rapporté l’ancien ministre, le 6 mai 2013, dans un procès-verbal divulgué par Le Monde. Il nous a rappelé plusieurs fois pour finir par articuler une proposition de prix à 500 000 euros, ce qui nous a semblé intéressant. »
On comprend l’intérêt du couple. D’autant que Claude Guéant ne se souvient pas du prix d’achat des deux tableaux, ni de l’antiquaire qui les lui avait vendus. Il n’a pas de facture. Par ailleurs, ses tableaux ne sont, très curieusement, pas assurés. Le hasard fait bien les choses, puisque le secrétaire général de l’Élysée voulait justement s’acheter un appartement et qu'il s’était rendu compte qu’avec son seul pécule, il ne pouvait prétendre au mieux qu'à 40 ou 50 mètres carrés.
La galerie commerçante où Claude Guéant assure avoir acheté les tableaux.La galerie commerçante où Claude Guéant assure avoir acheté les tableaux. © DR.
Le 4 janvier 2008, avant même d’avoir reçu les fonds de Malaisie, et donc d’avoir bouclé la vente de ses tableaux, Claude Guéant signe la promesse d’achat d’un appartement de 89 m2, rue Weber, situé entre l’avenue Foch et celle de Grande Armée, dans le XVIe arrondissement. Le 30 janvier 2008, l’avocat malaisien communique au secrétaire général de l’Élysée les « instructions » d’un client, qui « souhaite rester anonyme » au sujet de la vente des « dites antiquités », sans plus de détails. Selon l’avocat, le client offre 500 000 euros et attend un certificat d’expert, ainsi qu’une évaluation de la valeur des « antiquités » qui, au passage, ne sera pas fournie. Claude Guéant contresigne, sous la mention manuscrite « bon pour acceptation », et c’est l'unique document dont il dispose qui atteste d'une « vente » – bien que les tableaux ne soient même pas mentionnés – qui justifie le transfert des fonds.
Les 500 000 euros lui parviennent de Malaisie le 3 mars 2008. Ce qui lui permet de payer comptant, quinze jours plus tard, l’appartement, 717 500 euros.
Dès les premiers interrogatoires de l’ancien ministre de l’intérieur, le doute s’installe sur la réalité de l’opération. C’est qu’il ne dispose d’aucun élément lui permettant de prouver qu’il a vraiment été propriétaire de ces tableaux : pas une photo, pas un témoignage… Quant à sa femme, elle est décédée. Claude Guéant précise quand même que les tableaux étaient accrochés dans sa chambre à coucher. Il suggère d’interroger sa femme de ménage. Hélas, celle-ci déclare aux policiers qu’elle n’a jamais vu ces œuvres !
Le service antiblanchiment Tracfin apporte sa pierre à l’édifice en communiquant aux juges les données obtenues de son homologue de Malaisie. Provenant d’Arabie saoudite, un virement de 500 000 euros a crédité le compte de l’avocat malaisien, le 27 février 2008, cinq jours avant le paiement des « tableaux ». Pour justifier l’opération, Me Siva Rajendram a présenté une facture à en-tête de Claude Guéant, comportant des fautes d’orthographe dans les noms des œuvres et celui de l’artiste, et libellée en livres et non en euros… À la vue de cette « facture », l’ancien ministre a simplement assuré qu’elle n’était pas de sa main.
Cherchant d’où venaient les œuvres en question, les enquêteurs ont obtenu une réponse intéressante de Christie’s : en juin 1990, les deux marines d’Andries van Eertvelt ont été vendues aux enchères chez Christie’s Amsterdam, au prix total de 48 300 euros. L’acheteur était une société basée à Genève dont les gérants n’ont pas jusqu'à présent été retrouvés. Par contre, un expert en œuvres d’art a analysé pour la justice l’évolution de la cote de l’artiste. Des tableaux de grande taille se sont vendus dans une fourchette de 30 000 à 140 000 euros pour le plus cher. D'autres ont même été vendus à des prix inférieurs à 10 000 euros. L’expert conclut que les deux marines sur bois objets de l'enquête pouvaient être estimées autour de 30 à 35 000 euros en 2008, puis entre 40 et 50 000 euros en 2013. Une somme dix fois inférieure à celle reçue par Claude Guéant.
Lors de cette prétendue vente, il ne s’est pas chargé, ni préoccupé de l’expédition des œuvres : des messagers non identifiés s’en seraient chargés. Il n’a d’ailleurs pas non plus déposé de demande de licence d’exportation au ministère de la culture, comme cela été relevé, dès 2013, lorsqu’il a fait état de cette vente de tableaux. Cette dernière procédure est pourtant obligatoire dès lors qu’une vente dépasse 150 000 euros.
Pour sa défense, l’ancien ministre de l’intérieur a retrouvé le certificat d’authenticité qui accompagnait ces tableaux. Malheureusement, les enquêteurs se sont vite aperçus que cette attestation avait été établie par un expert, Alain L., parti en Thaïlande après avoir été impliqué dans une affaire de faux certificats… Les juges d’instruction ont donc conclu que Claude Guéant avait participé « à la confection d’un ensemble de documents (promesse d’achat, lettre, facture) destinés à formaliser la vente fictive » des tableaux.
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